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Guillaume Bernard : « Cette guerre va opposer le peuple de droite, la droite d’en bas, aux partis qui ont, eux, intérêt au statu quo »

Guillaume Bernard est maître de conférences à l’ICES (Institut Catholique d’Études Supérieures). Ses recherches portent sur l’histoire des institutions et des idées politiques. Il commente régulièrement la vie politique française dans les médias (Le Figaro, Valeurs actuelles). Il a bien voulu répondre aux questions du Rouge & le Noir à l’occasion de la parution de son nouvel ouvrage, La guerre à droite aura bien lieu (DDB, octobre 2016).

R&N : La situation de tripolarisation, comme nous la vivons en ce moment, est-elle institutionnellement viable ? Les institutions de la Ve République semblent plutôt taillées pour une bipolarisation.

Guillaume Bernard : S’il y a tripolarisation (gauche et écologistes, droite et centre, Front national), c’est que cela correspond à une réalité forte dans l’opinion publique et ce, d’autant plus, que tout a été fait pour empêcher la progression électorale et l’implantation territoriale du FN. Mais il est certain que l’élection présidentielle à deux tours où ne peuvent être présents que deux candidats ainsi que le phénomène majoritaire subséquent (qui donne normalement une majorité parlementaire au chef de l’État nouvellement élu) favorisent la bipolarisation. Il est donc probable que la force politique qui ne sera pas présente au second tour de la prochaine présidentielle entrera en crise et connaîtra une implosion.

R&N : Les tensions internes au sein même des partis ne rendent-elle pas pour le FN et LR l’élection législative de 2017 bien plus risquée que l’élection présidentielle ?

G.B. : Vous avez parfaitement raison. La tripolarisation rend l’émergence d’une majorité parlementaire plus aléatoire qu’auparavant (au vu du nombre de triangulaires que le FN devrait être en capacité d’imposer). Il est par conséquent très envisageable que le prochain président de la République soit contraint (ce qui ne le dérangera vraisemblablement guère) de s’appuyer sur une majorité réunissant au moins une partie de la droite et de la gauche modérées. Mais, dans ce cas, l’aile droite de LR et l’aile gauche du PS rueront dans les brancards. La recomposition du système partisan s’imposera. Le FN n’attend d’ailleurs que cela : une telle configuration confirmerait la collusion « UMPS » qu’il dénonce depuis longtemps et permettrait un retour à la bipolarisation mais désormais en sa faveur, ses adversaires d’hier constituant l’autre camp.

En tout cas, le maintien de son unité dépendra, d’une part, de son score à la présidentielle (moins de 45 % au second tour serait un échec car il y aurait alors plus de dix points de différence avec le candidat vainqueur) et, d’autre part, du nombre d’élus aux législatives (or, un insuccès à la présidentielle risque d’entraîner une démobilisation de ses électeurs et donc de diminuer ses victoires : en théorie, il pourrait obtenir jusqu’à 60 sièges et donc moins de la moitié serait perçu comme un revers).

R&N : Vous affirmez que le débat politique s’est déplacé à droite. La gauche continue pourtant encore d’imposer ses idées (mariage pour tous, antiracisme, vivre-ensemble, etc.). Cela n’est-il pas contradictoire ?

G.B. : Ce que vous décrivez est le résultat de deux choses. D’une part, la force d’inertie du « système » : il existe une profonde distorsion entre les élites politiques et intellectuelles d’un côté et le peuple de l’autre. Les hommes de droite ont abandonné le terrain de la culture et l’instruction pendant des décennies. La reconquête du terrain intellectuel est donc lent ; cela n’a rien d’étonnant.

D’autre part, la formation du spectre politique par sédimentation : pendant deux siècles, depuis la Révolution française, les idées nouvelles sont apparues par la gauche et ont repoussé sur la droite celles qui étaient apparues auparavant. Le résultat de ce mouvement sinistrogyre est que la droite est composite : elle a été en partie colonisée intellectuellement par la gauche. Il y a, en son sein, des idées anciennement de gauche même si elles sont classées électoralement à droite. Il existe une droite ontologiquement de droite (c’est la droite classique) et une droite classée à droite mais idéologiquement de gauche (c’est la droite moderne).

Ce que je décris, c’est l’arrêt brutal de l’expansion des idées de gauche avec la chute du mur de Berlin et le changement de contexte (passage de l’affrontement Est-Ouest à une mondialisation incontrôlée). Désormais, l’innovation intellectuelle et la progression électorale viennent par la droite du spectre politique. C’est un processus sur le long ou du moins le moyen terme que j’ai proposé d’appeler le « mouvement dextrogyre ». Cela se traduit par un phénomène encore hybride : il n’y a pas que des idées ou des partis entièrement et uniquement classiques qui progressent. Mais, la philosophie classique retrouve voix de cité : elle se redéploie à nouveau. Le « dextrisme », c’est donc à la fois la droitisation de l’électorat et le glissement (désormais de droite vers la gauche) des idéologies sur le spectre politique. Le « mouvement dextrogyre », ce n’est pas un durcissement dans la modernité, c’est un retour en force des idées classiques. Toute une partie de la droite retrouve ses racines idéologiques.

Or, sans qu’elle en soit forcément consciente, une grande partie de l’opinion publique est instinctivement classique : quand les Français veulent rester culturellement ce qu’ils sont, quand ils voient dans l’Europe une civilisation et rejettent la bureaucratie de l’UE, quand ils approuvent les crèches de Noël dans l’espace public, quand ils défendent la famille traditionnelle, etc., ils font de la philosophe classique sans même le savoir. La modernité a eu beau chercher à rendre tout artificiel (contractualisme social, positivisme juridique), elle n’a pas réussi à détruire l’ordre naturel des choses (elle ne peut que l’obscurcir) et à le déraciner entièrement du cœur et de l’esprit des hommes.

R&N : Quels sont les camps qui au sein de la droite ne pourront qu’inévitablement se faire la guerre ?

G.B. : C’est au sein du camp classé à droite que passe la ligne de fracture entre les pensées classique et moderne. La première est de nouveau à l’offensive, tandis que la seconde est désormais sur la défensive. Voilà pourquoi il y aura la guerre. La droite classique est susceptible de retrouver son espace politique tandis que la droite moderne est en train de glisser vers le centre et d’envisager une alliance avec la gauche modérée (c’est la « grande coalition »). L’avenir d’une partie de la droite (la droite moderne), c’est de redevenir la gauche. Ce qui perturbe la compréhension de ce phénomène, c’est que la ligne de fracture ne passe pas entre les organisations partisanes mais en leur sein. Il y a, dans des proportions différentes, des partisans des deux philosophies dans tous les partis de droite, depuis le centre jusqu’au FN compris.

La « guerre à droite », c’est donc, bien entendu, l’affrontement électoral entre les partis. Mais cette guerre-là est quelque peu superficielle. La « vraie » guerre à droite est encore souterraine même si elle se révèle de plus en plus ouvertement : les distorsions au sein des partis apparaissent de plus en plus clairement (même si chacun d’eux cherche à maintenir en son sein diverses tendances pour essayer de capter différentes strates électorales), la production intellectuelle qui se vend en librairie est clairement de droite (Villiers, Zemmour, Buisson et… moi, si vous permettez cette immodestie).

La « vraie » guerre à droite, c’est l’affrontement idéologique entre les classiques et les modernes ou, si vous préférez, entre les réalistes d’un côté et les idéalistes ou utopistes de l’autre. Cette guerre va opposer la peuple de droite, la droite d’en bas, aux partis qui ont, eux, intérêt, au statu quo. Si elle est gagnée par la base, elle conduira à la recomposition du spectre politique de telle manière que le clivage entre partis recoupe les divergences doctrinales.

R&N : Quelles sont les thématiques profondes sur lesquelles se situe la ligne de fracture ?

G.B. : Elle existe pour l’ensemble des enjeux politiques et s’enracine dans la question de la définition des corps sociaux : la pensée classique défend l’idée de la sociabilité naturelle, l’idéologie moderne propose une vision artificielle. La conception classique s’appuie sur l’idée qu’il existe un ordre naturel des choses. Il est naturel à l’homme de vivre en société. Cette vie s’incarne à travers différents corps comme la famille, le métier ou la cité. La volonté humaine sert à actualiser des entités dont les principes sont donnés à l’homme et non décidés par lui. Les corps sociaux ne sont pas la somme d’identités individuelles, mais ont une identité en tant que telle, autrement dit intrinsèque.

À l’inverse, la vision moderne considère qu’à l’état de nature il n’existe que des individus (ayant des droits naturels en raison de leur appartenance à l’espèce humaine) ; les corps sociaux (famille, nation) ne peuvent être que le résultat d’un artifice. De même leurs règles de fonctionnement sont produites par les hommes. Leur volonté ne sert pas à s’inscrire dans des entités qui existent indépendamment d’elle, à se couler dans des institutions qui la dépassent, mais à les créer. Libéraux et socialistes ne conçoivent pas le contrat de la même façon mais s’accordent sur sa nécessité. Selon les premiers, il implique l’abandon partiel de leurs droits naturels par les hommes au moment du passage de l’état de nature à l’état social ; l’État a pour fonction de protéger les droits conservés lors la construction de la société. Les libéraux privilégient ainsi l’individu. En revanche, pour les socialistes, les individus abandonnent tous leurs droits naturels ; l’État a de ce fait pour fonction de redistribuer de manière égalitaire des droits civils et politiques. Ces penseurs privilégient donc la société. Cependant, l’existence de la société a la même origine pour ces deux courants de pensée : le contrat social.

Il apparaît que tous les thèmes politiques et sociaux sont intimement liés : qu’il s’agisse de la famille, de la nation, de l’Europe, il existe une conception classique et l’autre moderne. Dans La guerre à droite aura bien lieu, je vais donc bien au-delà des questions électorales et partisanes pour analyser (c’est l’essentiel du livre) de nombreuses questions (le régime politique, la souveraineté, l’insécurité, la justice, la bioéthique, l’économie, le travail, la liberté d’expression, etc.) afin d’illustrer les frictions entre les deux conceptions des choses.

R&N : Des mouvements transpartisans comme « La Manif Pour Tous » sont apparus ces dernières années. Quel rôle peuvent-ils jouer dans la recomposition du spectre politique ?

G.B. : L’aspiration à un décloisonnement et à une recomposition du spectre politique est profonde comme en témoigne, par exemple, l’opération « Vos couleurs ». D’ailleurs, des sondages récents en témoignent. Une enquête de l’Ifop vient de révéler que 57 % des sympathisants LR étaient prêts à voter au premier tour de la présidentielle pour un candidat qui n’aurait pas participé à la primaire. C’est la démonstration que les partis politiques tels qu’ils existent ne satisfont plus.

Au-delà des questions de mœurs et de bioéthique, LMPT a été la démonstration qu’il existe un « peuple de droite » capable de mettre ses préférences partisanes de côté pour mener un combat en commun. En outre, ce mouvement a illustré que, même de manière en partie inconsciente, les idées classiques (sociabilité naturelle, principe de subsidiarité entre autres) sont encore plus que vivantes et constituent l’univers intellectuel de la droite « d’en bas ». LMPT témoigne donc de ce que la recomposition du spectre politique doit se faire au-delà des organisations partisanes telles qu’elles existent actuellement et sur la base du clivage doctrinal fondamental opposant les classiques aux modernes.

Il est cependant certain que la dynamique de LMPT a été freinée et l’unité de LMPT a été brisée par la création de Sens commun. Certes, ce micro-parti ne représente qu’une part infinitésimale de LMPT (il revendique environ 10 000 adhérents). Mais, la mise en place de Sens commun (dans le cadre de LR) a mis fin à la possibilité que LMPT soit pleinement un instrument, parmi d’autres, de l’explosion des partis (en raison d’une trop grande distorsion entre la base et les cadres) et de la recomposition de toute la droite (y compris le FN) selon des critères doctrinaux clairs. Le concepteur de ce mouvement porte donc, devant l’histoire, une assez grande responsabilité morale dans cet échec. L’enfer est pavé de bonnes intentions…

R&N : L’électorat catholique, majoritairement de droite, peut-il peser sur la primaire de la droite ? En faveur de quel(s) candidat(s) ?

G.B. : Ce sont les catholiques pratiquants qui sont très majoritairement de droite (les autres catholiques votent de la même manière que le reste de la population). À gros traits, ils se répartissent ainsi : 20 % à gauche, 80 % à droite (avec 15 à 20 % au centre, 40 à 45 % pour la droite modérée et 20 à 25 % pour le FN). Leur centre de gravité se situe donc au sein de la droite modérée. Mais ils se radicalisent de deux manières.

D’une part, le vote FN a décuplé en quelques années dans ce segment de l’électorat. C’est tout particulièrement le cas parmi les moins de 35 ans qui sont, moins que leurs aînés, bloqués par des réflexes (presque pavloviens) de type démocrate-chrétien anti-droitisme. Ce processus s’explique en raison du développement du phénomène identitaire dans la société. Nombre de Français entendent rester eux-mêmes chez eux, en France. Le catholicisme étant l’une des principales composantes de l’identité française, les catholiques pratiquants sont de plus en plus sensibles à un discours défendant l’enracinement historique et la défense des traditions. Et, ce, même si ce parti ne fait pas beaucoup d’efforts (c’est un pléonasme) pour les attirer et les retenir.

D’autre part, les catholiques pratiquants affichent plus clairement leurs valeurs. Ils assument plus volontiers des positions allant à l’encontre de la modernité, qu’elle soit dans le domaine des mœurs et de la bioéthique ou dans celui de l’économie et du social. Se sachant désormais sociologiquement minoritaires, les catholiques retrouvent leurs valeurs (ce qui, vu de l’extérieur semble un durcissement de leurs positions) et considèrent certains principes comme « non négociables ».

Il va de soi que, dans le cadre de la primaire, le seul candidat qui puisse recueillir les voix des catholiques sans que ceux-ci se contorsionnent et fassent plier leurs valeurs sous le poids de compromis politiciens, c’est Jean-Frédéric Poisson. Cela ne signifie pas qu’il développe toujours des positions « classiques » : il navigue entre la démocratie chrétienne (qui est moderne) et le catholicisme social (qui est classique). Mais, il semble plutôt tendre vers le second et il est, des candidats de la primaire, celui qui est le plus en rupture avec la droite moderne. J’ai, d’ailleurs, déjà eu l’occasion de dire que si le second tour de la primaire de la droite devait opposer deux candidats aux positions doctrinales vraiment différentes, Jean-Frédéric Poisson devrait être l’un d’eux. J’ajoute ici que tous ceux qui appellent de leurs vœux une recomposition du spectre politique ont intérêt à faire grimper son score : car il est le plus indépendant de tous les candidats, le plus susceptible d’échapper aux logiques partisanes (n’a-t-il pas pris position contre le « cordon sanitaire » autour du FN), n’étant présent dans la primaire LR qu’en tant que président du PCD.

Propos recueillis par Henri de Begard

Guillaume Bernard, La guerre à droite aura bien lieu — Le mouvement dextrogyre, Paris, Desclée de Brouwer, 2016, 396 p., 19, 90 €.

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