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Entretien avec Vincent Zarini sur les premiers écrits chrétiens : « Ces textes sont de première importance »

Vincent Zarini est professeur de Littérature latine de l’Antiquité tardive à l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV) et directeur de l’Institut d’Études Augustiniennes. Il a dirigé, avec Bernard Pouderon et Jean-Marie Salamito l’édition du nouveau volume de la « Bibliothèque de la Pléiade » : Premiers écrits chrétiens (Gallimard, octobre 2016). Il a bien voulu répondre aux questions du Rouge & Le Noir.

R&N : Comment les textes présents dans ce volume ont-ils été choisis ?

V.Z. — Après la publication dans la Bibliothèque de la Pléiade, outre la Bible, d’écrits intertestamentaires, apocryphes et gnostiques qui reflètent des courants non pas négligeables, certes, mais somme toute marginaux du christianisme primitif, il nous a semblé utile, à mes collègues et à moi comme aux responsables de cette prestigieuse collection, de réunir commodément en un fort volume des productions de la « Grande Église », de l’Église qui allait progressivement devenir « officielle » et dont les textes, parfois dus à des martyrs (autrement dit à des « témoins » réputés particulièrement fiables à ce titre), allaient jouir d’une autorité toujours plus reconnue et plus large (dès le milieu du IIIe siècle, par exemple, Cyprien, demandant à son secrétaire tel écrit d’un Tertullien qui pourtant s’était graduellement détaché de l’Église catholique, dira : « Donne-moi le Maître »). Au sein d’un corpus bientôt immense, presque intégralement recueilli au XIXe siècle dans les Patrologies grecque et latine de Migne, et qui a fait, depuis, l’objet de multiples travaux novateurs, une sélection qui eût prétendu embrasser en un ou deux volumes toute l’époque patristique (jusqu’au VIIIe siècle environ) se serait condamnée à l’insignifiance ; c’est pourquoi nous avons choisi de nous limiter aux textes écrits, en grec, latin et diverses langues orientales, jusqu’à l’aube du IIIe siècle, avant le début des grandes persécutions organisées (et avant la prolifération des œuvres !), car il était alors possible de rassembler l’essentiel de la production en un seul livre (de belle ampleur tout de même, surtout avec son appareil critique et ses index). Ce regroupement commode réussit donc à ne pas mutiler la matière traitée, de l’avis même des spécialistes qui ont eu le volume entre les mains.

R&N : Le grand nombre des textes évoquant la vie des communautés suggère-t-il que la première littérature chrétienne était surtout tournée vers l’intérieur ?

V.Z. — Ces textes sont évidemment de première importance pour nous faire connaître une Église qui n’est encore, alors, guère pyramidale dans son organisation, non plus que définitive dans sa théologie ; une Église en marche, très diverse dans ses aires d’implantation géographique et dans son rapport aux autres religions (le judaïsme non moins que les polythéismes), et qui est confrontée à un monde souvent hostile, contre lequel il faut par conséquent « faire bloc », ce qui ne s’atteint pas d’un élan uniforme. Il importait de le rappeler, surtout à nos contemporains, habitués à un catholicisme très hiérarchisé : d’où l’importance de la littérature relative à la vie des premières communautés que réunit la Partie II du volume. Cependant, dès le IIe siècle, de plus en plus de textes se tournent vers l’extérieur de l’Église : la missio ad gentes consubstantielle au christianisme s ‘accompagne d’écrits pour les « païens », destinés à défendre et à illustrer auprès d’eux la religion nouvelle avec des arguments qui soient recevables par ceux qui sont en-dehors d’elle (tout en fortifiant au besoin ceux qui sont au-dedans) : tel est le rôle des apologistes, d’abord surtout grecs, mais bientôt aussi latins, que font connaître les copieuses Parties IV et V de ce volume — qu’ils choisissent le dialogue (comme Justin) ou la provocation (comme Tatien), avec toutes sortes de nuances intermédiaires et de subtils dosages. En revanche, la littérature de « direction de conscience » individuelle, que connaissait la culture antique, n’apparaîtra que plus tardivement, lorsque l’Église se sera « installée » dans le monde.

R&N : Comment cette littérature fut-elle poussée à s’adresser rapidement aux païens ?

V.Z. — Le christianisme avait une vocation universelle, affirmée dans les Évangiles et amplifiée par Paul, et il entendait bien s’adresser aux non-juifs ; d’autre part, il essaima vite : Tertullien déjà constate, même si c’est pour plaider la cause des chrétiens, que ses coreligionnaires ont beau n’être que d’hier, ils sont déjà partout. Il devait fatalement en résulter un dialogue plus ou moins tendu avec le polythéisme comme avec les autorités, et dans les seules « langues de culture » qui pussent alors permettre à la foi nouvelle de sortir de son lieu et de son milieu d’origine pour rassurer, voire convaincre des populations étrangères au judaïsme : le grec, puis le latin, en raison d’une expansion plus tardive en Occident qu’en Orient ; ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les premiers textes latins chrétiens que nous avons conservés sont issus d’une « Afrique », au sens antique (plus ou moins l’actuel Maghreb), qui fut l’une des terres d’élection du christianisme en Occident, et souvent son fer de lance — ne l’oublions pas ! C’est à Carthage, ainsi, que vécut Tertullien (vers 155-225), le premier « grand » auteur latin chrétien, à l’œuvre surabondante, dont nous n’avons pu retenir dans ce volume que le très riche et brillant Apologétique, en laissant de côté de multiples écrits de nature disciplinaire, morale et théologique.

R&N : Quelles sont les différences entre apologétique contre les païens et textes contre les hérésies ?

V.Z. — Ces deux types d’écrits polémiques partagent des préoccupations communes, comme le souci de clarification, et des méthodes argumentatives — héritées d’une longue tradition antique, très élaborée, tributaire de la rhétorique et de la philosophie. On relèvera aussi leur commune référence à l’ancienneté et à la diffusion comme critères de vérité, ce qui, là encore, procède de la littérature antique. Il y a cependant une différence fondamentale : s’adressant aux « païens », qui ne reconnaissent évidemment pas l’autorité de la Bible, les apologistes ne font qu’assez peu, voire pas du tout, appel aux Écritures, préférant logiquement recourir à des autorités « profanes » que leurs interlocuteurs admettent (cela peut aller, chez un Minucius Félix, jusqu’à ne pas même prononcer le nom du Christ !) ; en revanche, les auteurs soucieux de définir au sein du christianisme l’orthodoxie par rapport aux hérésies (ou Justin dans son dialogue avec le juif Tryphon) invoquent la Bible (terrain commun, mais de lutte non moins que d’entente) à l’appui de leur démonstration.

R&N : Quelles sont les nouveautés apportées par les Pères latins aux formes littéraires classiques ? Quels sont les traits spécifiques de la poésie latine chrétienne des premiers siècles qui la distingue de la poésie païenne de cette même période ?

V.Z. — Souvent formés par la même école que leurs contemporains païens, une école élitiste fondée sur la lecture révérencieuse des auteurs classiques, les Pères latins partagent cette culture d’élite, mais ils ne perdent jamais de vue le souci des « masses », celui d’édifier le « peuple de Dieu », quand les auteurs païens ne s’adressent en général qu’à une docte minorité. En une période (le IIe siècle notamment) de grand raffinement littéraire, qui peut mener jusqu’à la préciosité hermétique, ils revendiquent presque toujours la simplicité des « pêcheurs » que furent les disciples de Jésus. Au style « tempéré » ordonné à plaire, ils préfèrent le style « simple » fait pour instruire, et parfois le style « sublime » voué à exalter. Le souci de fonctionnalité, dans la diffusion universelle du message évangélique, l’emporte sur le désir de séduction — ce qui ne les dispense pas d’avoir le goût du beau, qui met l’homme en relation avec Dieu. D’autre part, si l’on a parfois considéré, avec W. Jaeger, que les chrétiens n’avaient fait que reprendre des formes littéraires issues de la culture gréco-romaine, on fait mieux la part, aujourd’hui, de ce qu’ils ont hérité également du judaïsme hellénistique. Enfin, il arrive que cette littérature nous donne à entendre la voix des femmes, et même des esclaves, comme dans la Passion de Félicité et Perpétue : c’est assez rare, dans l’Antiquité, pour qu’on le signale.

Quant à la poésie, elle se sépare, surtout à cette époque, de la production païenne contemporaine par le refus total d’une mythologie envahissante, et par un fort ancrage dans la Bible et dans la liturgie : de toute évidence, elle relève d’un usage interne au sein des milieux chrétiens et s’inscrit dans le sillage des Psaumes. D’autre part, comme les païens, les chrétiens pratiquent alors la poésie épigraphique, et nous ont laissé des épitaphes versifiées ; mais là encore, les références, les images et les symboles renvoient nettement à la Bible : il est clair que les défunts concernés n’entendaient pas laisser subsister le moindre doute sur leurs croyances religieuses.

R&N : Les latinistes actuels sont revenus sur la critique du XIXe siècle du « latin chrétien ». Quelles sont les spécificités de ce dernier ? Comment se justifient-elles ?

V.Z. — Il est vrai que le néo-classicisme des Lumières, puis le positivisme du XIXe siècle, ont souvent été sévères pour le latin « décadent », comme on aimait alors à dire, des auteurs chrétiens — en oubliant, au passage, que toute langue évolue, que le français d’un Hugo n’est plus celui d’un Racine, par exemple, sans être de moindre « qualité », et que ces évolutions mêmes sont plus lentes dans une Antiquité globalement conservatrice que dans notre modernité pressée. Mais il faut aussi rappeler que tous les regards alors portés sur cette littérature n’ont pas été uniformément négatifs : à la fin du XIXe siècle, Huysmans, au ch. III d’A rebours, ou Gourmont, dans Le latin mystique, en ont redécouvert et affirmé l’étrange beauté, tandis que de multiples travaux scientifiques (souvent menés dans des pays moins obsédés que la France d’alors par la « laïcité ») en étudiaient la langue sans préjugés. Aujourd’hui, la plupart des latinistes admettent volontiers que, s’il existe un « latin des chrétiens » dans l’ordre du lexique (pour répondre à des besoins spécifiques ou par réorientation sémantique de mots préexistants) et dans celui des images, largement empruntées à la Bible et donc à un univers culturel différent de celui de Rome, ce latin n’est pas, pour autant, tout entier, une « langue à part », comme ont pu sembler le suggérer certains philologues de la première moitié du XXe siècle : sa morphologie et sa syntaxe, ossature de la langue, parfois même certaines de ses pratiques stylistiques, sont en fait celles de la production contemporaine des auteurs païens ; et, par-delà tout ce qui les sépare dans le domaine religieux, l’écriture d’un Tertullien est quelquefois bien proche de celle d’un Apulée. Sur ce point, l’on gagnera à lire les pages très claires qu’a écrites un grand spécialiste de la latinité chrétienne qui connaissait par ailleurs excellemment la littérature classique, J.-Cl. Fredouille, dans son article « Latin chrétien ou latin tardif ? » publié dans les Recherches augustiniennes (29, 1996, p. 5-23). On ne peut donc plus parler aujourd’hui sans précautions ni précisions de « latin chrétien », et le choix même, par la Bibliothèque de la Pléiade, d’un cuir vert pour la reliure de ce volume, manifeste d’emblée la parfaite insertion de cette littérature, par-delà son irréductible spécificité religieuse, dans l’univers culturel de l’Antiquité.

Premiers écrits chrétiens, Édition publiée sous la direction de Bernard Pouderon, Jean-Marie Salamito et Vincent Zarini, Bibliothèque de la Pléiade, 1648 pages, Gallimard, octobre 2016.

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