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Cet article est le huitième et dernier d’une série d’entretiens, portant sur la crise de l’enseignement français, qu’il a donné au Rouge et le Noir.
R&N : L’enseignement hors-contrat est devenu, ces dernières années, un point de ralliement pour les défenseurs de l’enseignement libre. Quel est l’état actuel de cette forme d’écoles ?
Pierre de Laubier : Il y en a environ 2 500 établissements hors contrat en comptant les écoles d’enseignement professionnel ou supérieur. Ce qui nous intéresse ici, ce sont les écoles primaires et secondaires, et là, il en existe un peu moins de 800. Ce chiffre augmente vite depuis 2011, avec plus de cinquante nouvelles écoles par an. Comme la situation évolue vite, je renvoie notamment, pour les données chiffrées et légales, à un article paru dans le Rouge et le Noir en mars 2015, qui résume la question de manière précise et concise. Ouvrir une école hors contrat n’est pas le plus difficile ; c’est plus compliqué pour un collège ou un lycée. Toutefois, leur nombre croissant prouve que ce n’est pas insurmontable. Plusieurs associations bien connues apportent une aide précieuse dans tous les domaines. Et la motivation de ceux qui se lancent est grande !
R&N : Vous êtes donc optimiste sur le développement à venir de ces écoles ?
Pierre de Laubier : L’augmentation du nombre d’élèves dans le privé, sous contrat et hors contrat, résulte d’un double mouvement : fuite du public en pleine décrépitude vers le privé catholique sous contrat ou laïc hors contrat ; et fuite des familles catholiques des écoles sous contrat sécularisées vers des écoles hors contrat. L’éducation nationale n’est pas près de renoncer à son centralisme délirant, et l’enseignement sous contrat est plus soucieux de profiter de la décrépitude des écoles publiques pour remplir des établissements toujours plus gros, quitte à renier sa mission catholique. Par conséquent, l’essor des écoles hors contrat n’en est sans doute qu’à ses débuts.
R&N : Mais le public de ces écoles ne va-t-il pas s’épuiser rapidement, condamnant celles-ci, à terme, à la marginalité ?
Pierre de Laubier : Il y a quelques années, j’aurais cru volontiers que ces écoles concernaient un public limité : des catholiques traditionalistes et des amateurs de pédagogies différentes. Je n’aurais pas cru faire un jour moi-même partie de la « cible » ! Il ne faut donc pas voir la situation de manière fixe. Le vivier n’est pas – ou plus – appelé à se tarir. Il se renouvelle et s’étend au fur et à mesure que les « contradictions internes » de l’enseignement catholique, tiraillé entre la fidélité à la foi, l’esprit de boutique et la soumission aux réformes ministérielles, deviendront intenables. D’autant plus que la fondation d’écoles nouvelles est la solution la plus évidente, mais quelques établissements sous contrat ouvrent des classes hors contrat. La réforme du collège fait d’ailleurs monter les frais de scolarité (notamment pour préserver les langues anciennes), ce qui réduit l’écart de coût. Jusqu’au jour où des établissements entiers dénonceront ces contrats qu’ils n’auraient jamais dû signer !
R&N : Mais peut-on vraiment échapper à l’État éducateur ?
Pierre de Laubier : En principe, on a le droit d’éduquer ses enfants comme on veut. D’une part, il est à prévoir qu’un jour où l’autre l’Etat ne réagisse contre le libre exercice de ce droit. Mais il y a un autre risque, c’est que les écoles libres imitent l’enseignement public. C’est un peu le cas des écoles privées sous contrat, qui ont longtemps cru pouvoir imiter le système public sans être contaminé par ses vices. La réforme actuelle montre que ce n’est pas si facile. Prétendre conserver le collège unique, en se contentant d’ajouter quelques matières comme les langues anciennes pour les meilleurs élèves, est un leurre. Si l’enseignement catholique n’a pas protesté contre la réforme Haby, c’est parce que les établissements « phares » ont échappé à ses effets immédiats en continuant de sélectionner les meilleurs élèves à l’entrée en sixième. Mais aujourd’hui, ses funestes effets s’accentuent. Après avoir sacrifié les mauvais élèves, on sacrifie les bons. N’est-il pas un peu tard pour protester ? Les écoles sous contrat sont prises au piège. Les écoles hors contrat ne sont pas forcées d’y tomber à leur tour. Toutefois, s’éloigner du système public n’est pas facile, car elles ont le souci d’éviter que les élèves ne soient « prisonniers » du hors-contrat. Du coup, l’existence même d’un service public centralisé est un obstacle à la liberté scolaire. Avec cette nuance que les exigences sont si faibles que les élèves des écoles libres obtiennent en général d’excellents résultats aux examens – qui peut le plus peut le moins ! Mais l’école libre ne doit pas seulement faire la même chose, en mieux, que le système public ; elle doit aussi faire autre chose, abandonner une conception trop académique des disciplines et des méthodes, tenir compte de la diversité des élèves et d’un aspect fondamental de la personne humaine : la créativité. Actuellement, ce que le système scolaire fabrique le mieux, ce sont des professeurs. C’est une vraie question. On n’apprend pas la cuisine pour devenir professeur de cuisine !
R&N : Dans ce cas, quelles sont les possibilités de nouvelles créations, de nouveaux modèles ?
Pierre de Laubier : Il serait fâcheux que les écoles libres se contentent d’un retour aveugle aux « bonnes vieilles méthodes » qui ont fait leur preuve. À l’école primaire, elles ont certes gardé toute leur valeur. Au lycée, où l’on va pour préparer le baccalauréat, la question ne se pose plus vraiment. Mais, dans le hors contrat comme ailleurs, le maillon sensible est le collège. Et la cause en est la réforme Haby de 1975, toujours elle ! Désormais, la plupart des parents et des professeurs n’ont pas connu ce qui existait avant cette réforme. Leur idée naturelle est de reproduire le modèle de l’enseignement secondaire qui conduit au bac. Et d’en imiter les méthodes, autrement dit, aligner trente élèves dans une classe pour écouter un professeur parler, au milieu de tout l’apparat des matières nobles : l’allemand, le latin, le grec et les grands auteurs classiques. C’est la filière que j’ai suivie, je ne la renie pas. Mais le débat sur la réforme du collège, monopolisé par les agrégés de l’université, se focalise sur la défense de cette filière. Or, avant cette funeste réforme Haby, tout le monde n’entrait pas en sixième, et les collèges d’enseignement général, qui ne conduisaient normalement que jusqu’en troisième, relevaient de l’enseignement primaire supérieur ; les professeurs y étaient souvent des instituteurs. La baisse du niveau n’est que la moitié des problèmes qui se posent au collège. L’autre moitié, c’est la souffrance des mauvais élèves : la violence au collège n’est pas due à l’abandon du latin ! Il serait bon que les collèges hors contrat offrent des voies adaptées aux élèves qui, à la fin du primaire, n’en ont pas acquis les bases. Car ils ont toujours existé, même au temps des « bonnes vieilles méthodes » et du mythique certificat d’études (que seul un petit tiers des élèves décrochaient à la veille de la Première Guerre mondiale…). Beaucoup de collèges sous contrat prétendent « prendre les élèves là où ils sont » et « les emmener le plus loin possible ». Mais ils se payent de mots, puisqu’ils sont prisonniers des programmes officiels, calqués sur ceux de la filière longue. J’espère que les collèges hors contrat, qui ne sont pas soumis à ces programmes, ne tomberont pas dans ce piège.
R&N : Si l’enseignement hors contrat se concrétise à l’avenir comme une solution pérenne, ne pouvons-nous pas considérer que l’ensemble des notions comme le collège, le lycée, l’enseignement primaire et secondaire, renvoient à une réalité qui a été ?
Pierre de Laubier : Nous arrivons en effet à une époque où il existera plus de diplômés de l’enseignement supérieur vivants qu’il n’y en a eu depuis la création du monde… Sans même parler de la baisse du niveau et de la valeur de ces diplômes, cela rend un peu risible le fameux « passe ton bac d’abord » d’autrefois. La succession des cycles primaire, secondaire et supérieur, n’est pas absurde. Mais cette structure est devenue bien trop rigide : on veut que tout le monde suive le même parcours au même âge, au même rythme et dans le même ordre. C’est absurde ! Si j’avais à fonder un collège, j’en fonderais deux, un pour les filles, un pour les garçons, avec des règlements et des uniformes différents. Parce que les familles ont à la fois des filles et des garçons… Et aussi parce qu’un mélange en dehors de la classe, lors des cérémonies religieuses ou des fêtes scolaires, me paraît utile. Chaque journée commencerait, après la prière, par vingt minutes de lecture silencieuse. Puis, dans la matinée, les matières fondamentales : français, mathématiques, histoire et géographie, sciences naturelles et physiques, langue vivante, latin. Du latin pour tous, même – voire surtout – pour les nuls ! Les classes sont, si possible, réparties par niveau plutôt que par âge, et à géométrie variable. L’évaluation se fait, selon les matières et selon la façon de travailler des élèves, par contrôle continu ou par examen. Après le déjeuner : quartier libre jusqu’à cinq heures. Sous réserve que les élèves soient inscrits à au moins un cours de leur choix, sur place, au besoin en faisant venir leur propre précepteur ou moniteur, ou n’importe où ailleurs. Un vrai cours, et non un simple loisir, mais vraiment de leur choix : musique, dessin, sculpture, danse, menuiserie, mécanique, jardinage, agriculture, grec, chinois, gravure, électricité, économie, droit, comptabilité, couture… que sais-je encore ? On peut se contenter d’approfondir les matières fondamentales, si on en a le besoin ou le goût. Des activités s’organisent à l’intérieur de l’école ou autour : chorale, orchestre, théâtre, scoutisme, sports d’équipe, selon les talents disponibles. Pourquoi pas un jardin potager cultivé par les élèves ? Le lycée (que j’appelle aussi collège) prépare au baccalauréat, mais il est en même temps un établissement d’enseignement supérieur. Les élèves se contentent des disciplines nécessaires pour le baccalauréat (dont je suppose qu’il existe encore). Mais, dès ce moment, ils peuvent suivre les cours de l’enseignement supérieur qui les intéressent, sur place ou au moyen de cours à distance. Si bien qu’ils obtiennent des certificats de capacité en même temps que le bac, voire avant. Les études supérieures ne sont plus une accumulation d’« années » d’études, mais des ensembles de connaissance qu’on peut acquérir dans l’ordre qu’on veut, dans plusieurs filières à la fois et auprès de plusieurs établissements en même temps. Cette organisation à géométrie variable est un « collège » au sens propre du mot. Mais je l’appelle « idéal », non pas parce qu’il est destiné à être reproduit en nombreux exemplaires, mais parce qu’il n’existe, comme le paletot Ma bohême de Rimbaud… que dans mon idée ! Je veux montrer ainsi qu’il n’existe pas de « modèle » universel, mais d’innombrables possibilités.
R&N : Beaucoup d’écoles hors contrat étant confessionnelles, ne pensez-vous pas qu’une partie d’entre elles ne conduisent au communautarisme ?
Pierre de Laubier : Quand on parle du droit des parents à éduquer leurs enfants, la question se pose en effet du risque de voir se fonder des ghettos « intégristes ». Les écoles catholiques sont prémunies contre ce risque, puisqu’on ne peut être catholique en dehors de la communion de l’Église. Du reste, les catholiques, fussent-ils « intégristes », ne forment pas une contre-culture ; ce sont plutôt des dissidents. Pour le reste, ne tournons pas autour du pot, c’est des écoles musulmanes qu’on parle. Pas besoin de les qualifier d’intégristes, puisque l’islam ordinaire prône, du début à la fin, des comportements contraires à ceux qui sont en vigueur dans les pays chrétiens. Mais c’est un raisonnement pervers de prétendre que ce danger découle de la liberté scolaire ; il découle de la nature de l’islam. Nul ne doit renoncer à une seule liberté par crainte de quelque catégorie que ce soit n’en fasse mauvais usage. Accepter la présence de musulmans chez soi, c’est accepter qu’ils vivent selon leurs mœurs ; sinon, on leur fait violence. La seule autre solution est donc de les renvoyer d’où ils viennent. C’est un piège dans lequel les gouvernements d’Europe attirent les peuples, à dessein ou non : laisser entrer tout le monde au nom de la liberté, puis restreindre les libertés au nom de la sécurité. Je ne crois pas que la liberté soit possible pour plusieurs peuples, ou civilisations, sur le même sol. Or, renoncer aux libertés éducatives et scolaires des familles, c’est renoncer à notre civilisation. La question se pose bien telle que le P. de Foucauld l’a énoncée : « Ces peuples seront chrétiens ou nous chasseront. »
R&N : N’est-ce pas justement là le nœud gordien du sujet ? Les attitudes rétives envers l’école privée hors contrat se fondent souvent sur une crainte de la rupture avec la nation. Or, de nouvelles formes l’enseignement ne devraient-elles pas, au contraire, permettre le retour aux communautés réelles ?
Pierre de Laubier : La peur de la perte d’« identité » n’est pas sans fondements. Mais elle cherche le salut auprès d’institutions qui, loin d’être garantes de cette identité, en sont devenues ennemies. L’école publique, entre autres, a œuvré avec énergie pour détruire les langues et les traditions locales, et pour vider le christianisme de sa substance. Ce n’est pas seulement la religion qu’on renvoie à une « sphère privée » à laquelle le christianisme ne se confine pas : c’est tout ce qui n’émane pas de l’état central, de style jacobin. Mais c’est prendre les choses à l’envers : les communautés d’origine se sont d’abord agrégées pour former une nation. Mais en proclamant que « la souveraineté réside essentiellement dans la nation », et que « nul ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément », on a semé un germe de dissolution en détruisant ce sur quoi la nation repose : les autorités naturelles des familles, des maîtres, des prêtres, des magistrats, des coutumes – y compris celles qui concernaient la justice et la propriété. La devise : « Liberté, égalité, fraternité » proclame des valeurs universelles. On peut dire qu’elles découlent de vertus chrétiennes. Seulement, l’amour chrétien, c’est d’abord l’amour du prochain qui, de proche en proche, unit l’humanité. Le seul qui l’embrasse tout entière dans son amour, c’est Dieu lui-même. Il est par contre redoutable qu’une entité humaine, qu’on appelle nation, se dote, de sa propre autorité, de droits divins. C’est dans l’autre sens que ça marche : les communautés « de droit naturel » qui sont dépositaires de la langue, de la culture française, ne seront pas des anti-nations sécessionnistes, mais des mini-nations dont la nature est de se rapprocher, non de s’éloigner. Fonder des écoles libres est une démarche profondément politique. Je doute de la possibilité de réformer le système de l’intérieur, en s’intégrant aux institutions électives, car la capacité du système à absorber et digérer les oppositions est énorme. Il dilue les énergies et les idées. Pourquoi commencer par fonder des écoles ? Parce que l’éducation est un enjeu essentiel. Et parce que les écoles libres n’existeront pas isolément : elles s’intégreront à des groupes de familles, à des quartiers, et d’autres activités s’organiseront autour d’elles. À la longue, il se produira ce qui s’est produit autrefois : les écoles ouvrent d’abord là où les besoins existent, puis les familles se rapprochent des écoles qui leur conviennent. Il se formera même une petite galaxie d’entreprises qui proposeront des repas, des transports, des loisirs… Elles feront partie d’écosystèmes. Mais ce qui est premier, dans les sociétés humaines, c’est la religion. Les communautés dont le ciment sera l’islam apparaîtront donc, en effet, comme des contre-nations. C’est un fait redoutable, certes, mais un fait, auquel les notions générales de liberté, d’égalité, de fraternité, de république, de laïcité, n’apportent aucun remède. Au contraire ! Jusqu’au jour où la question de la survie de la nation se posera en ces termes : ces communautés seront françaises, ou nous les chasserons. Par contre, les communautés ou les écosystèmes qui seront dépositaires de l’identité française ne se contenteront pas d’un rôle éducatif. D’autres tâches qu’on a pris l’habitude de déléguer à la puissance étatique finiront par lui incomber : des missions de solidarité ou de sécurité publique, par exemple. De la solidité de ces communautés dépendra la pérennité des peuples et des civilisations. Car la toute-puissance de l’État et de ses structures dites « représentatives » n’est pas la solution, elle est le problème.
Le Rouge et le Noir tient à remercier Pierre de Laubier pour cette série d’entretiens.
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