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Pierre de Laubier est devenu professeur par vocation tardive. Il a raconté son expérience de professeur de français et de latin au sein de l’enseignement catholique sous contrat dans L’École privée… de liberté – dont vous trouverez ici un compte rendu – et enseigne aujourd’hui l’histoire dans un collège libre. Il est aussi le rédacteur du journal satirique L’Aristoloche et du blogue Chronique de l’école privée… de liberté.
Cet article est le quatrième d’une série d’entretiens, portant sur la crise de l’enseignement français, qu’il a donnée au Rouge et le Noir.
R&N : Un des fils conducteurs de la crise de l’enseignement en France, qu’il soit public ou privé, est sans conteste celui du collège unique. On sait qu’elle n’a pas été la seule, et que chaque ministre se doit de marquer son passage à la rue de Grenelle par une réforme à son nom. Mais l’Éducation nationale est-elle, aujourd’hui, encore réformable ?
Pierre de Laubier : En principe, tout est réformable ! Pourtant, à cette question, je répondrai non. D’abord parce que les hommes politiques, et même les analystes, se contentent de compiler de gros catalogues des maux dont souffre l’enseignement. Mais je n’entends jamais parler du collège unique qui est le nœud du problème. Et je ne pense pas être près d’entendre un homme politique annoncer à ses électeurs que, désormais, les enfants de certains d’entre eux n’entreront plus en sixième. Il est vrai que, pour éviter cet écueil, on pourrait conserver les mots et changer les choses en catimini, par le biais des classes de niveau, des options, des classes « préprofessionnelles » (nouveau nom des anciennes classes de transition). C’est d’ailleurs ce qui se fait déjà, dans l’illégalité : c’est interdit… mais toléré. On pourrait aussi recréer une pluralité de filières sous couvert d’un mot unique, et ouvrir des collèges secondaires, généraux, spéciaux, approfondis, aménagés, pratiques, que sais-je encore ? Les grouillots des ministères ne manqueront pas d’idée à ce sujet : c’est leur métier ! Ce serait refaire en sens inverse le chemin qui a conduit au collège unique, à partir des collèges d’enseignement général et des collèges d’enseignement secondaire. Je ne crois pas beaucoup à cette approche détournée et graduelle. D’abord, les administrateurs du système ne s’y laissent pas prendre si facilement. Et le gradualisme, dit-on, est le stade suprême de l’immobilisme !
R&N : La rentrée scolaire de 2015 a encore été marquée par une nouvelle réforme ministérielle. Elle a été abondamment critiquée par la quasi-totalité des commentateurs. Quelle est la raison de cette inefficacité systématique de la politique réformiste ?
Pierre de Laubier : Tout dépend de ce qu’on appelle une réforme efficace. Si elle a pour but de faire perdurer, au moins en apparence, le système égalitaire tel qu’il est, la réforme de Mme Vallaud-Belkacem obéit au bon sens et fait la seule chose à faire : réduire les programmes au plus petit dénominateur commun. Ses prédécesseurs l’ont fait avant elle, quoi qu’ils en disent. Cette fois, le seau descend seulement un peu plus profond dans le puits… mais c’est un puits sans fond. Ses opposants poussent des cris, mais prétendre qu’on peut conserver les programmes d’hier ou restaurer ceux d’avant-hier est un mensonge : ils ne peuvent pas être accessibles à tous. Les élèves, les professeurs et les parents souffrent, mais, sur le papier, l’« école républicaine » a gardé sa colossale majesté et même un peu de son prestige. Si par contre on se donne pour but de mettre chaque élève dans la voie qui lui convient, ce qui ferait remonter le niveau des bons élèves comme des mauvais, alors une telle réforme passe par l’abolition, visible ou invisible, du collège unique. Certains le savent. Mais malheur à celui qui l’avouera le premier ! Je ne donnerais pas cher de sa longévité politique, tant le discours égalitariste est bien ancré. Il faudrait au préalable une révolution philosophique que je n’aperçois pas parmi les élites politiques, quelles qu’elles soient. Ce ne serait pas une réforme, mais une révolution. L’autre raison pour laquelle les réformes sont inefficaces, c’est qu’elles partent d’en haut, du ministère. Ce n’est pas un obstacle absolu, en principe. Mais, pour qu’elles aient une chance de tendre vers quelque chose de raisonnable, il faudrait, outre une révolution philosophique, une volonté improbable des instances gouvernementales de se défaire de leur plein gré d’une des plus formidables machines de propagande et d’endoctrinement qui existe au monde. Je crains fort qu’à un endoctrinement « de gauche », de style égalitariste, ne succède tout simplement un endoctrinement « de droite », de style patriotique ou nationaliste (les deux ne sont d’ailleurs pas incompatibles). Supposons quand même qu’un gouvernement courageux arrive au pouvoir, conscient du problème et décidé à démanteler le système ou même à le réformer en profondeur : encore faudrait-il que celui-ci se laisse faire !
R&N : Les pédagogistes et l’administration de l’Éducation nationale résistent donc à toute réforme réelle ?
Pierre de Laubier : Oui, parce que ce sont les syndicats qui gèrent le système : les doctrines pédagogiques sont devenues leur langage secret, comme le loucherbem des bouchers ou le verlan des apaches. C’est pourquoi la seule solution est de le démanteler. Mais comment faire ? Aujourd’hui, toute simplification est devenue une source de complication : on fait des « expériences », supervisées par des inspecteurs, validées par des comités, on définit des « zones », etc. Mais si l’expérience réussit, elle est aussitôt circonscrite, car l’idéologie égalitariste se double d’une idéologie élitiste sur laquelle veille, entre autres, la société des agrégés. C’est à devenir fou ! Les expériences nouvelles et les exceptions ostensibles ou discrètes aux règles générales perdurent cependant, notamment parce que l’existence de l’enseignement privé et son succès relatif obligent l’école publique à se remettre en cause. Je qualifie ce succès de « relatif » car, malheureusement, même l’enseignement privé, je veux dire le secrétariat général de l’enseignement catholique, se fait en réalité le serviteur docile et même zélé du ministère, et se contente de profiter du naufrage du système. L’éducation nationale, c’est le Titanic, et les écoles privées sont les chaloupes qui permettent aux naufragés d’échapper à la noyade. Si l’enseignement privé se décidait enfin à recouvrer son indépendance, à donner quelque consistance à son « caractère propre », bien des choses seraient possibles. Mais il a peur de perdre les subsides qui assurent tout à la fois sa survie… et sa soumission. C’est tragique, car en se sauvant elle-même, l’école privée sauverait peut-être l’école publique ! Elle lui servirait de modèle, comme elle lui sert déjà d’aiguillon. Par malheur, l’enseignement privé a secrété une administration qui est la sœur jumelle de l’administration centrale, qui parle la même langue et fournit des carrières aux membres des mêmes cercles clos sur eux-mêmes.
R&N : Si on suit votre analyse, on en vient à penser que chaque réforme supplémentaire devient systématiquement un outil pour des groupes de revendication particuliers. Le système éducatif, en devenant toujours plus foisonnant, ne finit-il pas par ne plus que se nourrir lui-même ?
Pierre de Laubier : Oui, et j’en veux pour preuve ce que l’école sait le mieux fabriquer, ce sont des professeurs ! Le système français a été conçu pour recruter des fonctionnaires. Les rois ont fondé des écoles militaires, puis la Convention a créé l’école Polytechnique et l’École normale supérieure pour former des fonctionnaires dévoués au régime et à son idéologie. Par la suite, l’école de Jules Ferry a été conçue pour recruter des instituteurs et des receveurs des postes, en même temps que pour endoctriner les enfants en vue de la fameuse « revanche ». Le certificat d’études devait son prestige au fait qu’il permettait d’accéder à la fonction publique. Le XIXe siècle est le siècle de la révolution industrielle ; il est aussi une époque à laquelle les neuf dixièmes de la population vivaient à la campagne. Mais l’État a laissé l’enseignement professionnel et agricole, sans intérêt pour lui, aux congrégations religieuses et aux entreprises (par bonheur, car elles étaient bien plus efficaces). Au lieu de concevoir des filières adaptées aux besoins, mais aussi aux méthodes des divers métiers, on a eu tendance à organiser les professions comme la fonction publique : les agriculteurs et les coiffeurs, par exemple, doivent avoir un diplôme d’État pour exercer ! C’est ridicule. L’université est née en vue de former à des disciplines dans lesquelles il y a un faible écart entre la connaissance théorique et son utilité pratique : la théologie, le droit, la philosophie, la médecine. Ses méthodes sont peu efficaces pour enseigner le commerce, par exemple, ou pour cultiver l’imagination ou l’invention. De plus, après l’apparition des grandes écoles, tout le système a été ponctué de concours, selon la croyance que ces concours sélectionnent les meilleurs et sont impartiaux. De ce fait, le système est gardé par les lauréats de ces concours, forts de la légitimité que les diplômes leur confèrent à leurs propres yeux : anciens élèves des grandes écoles, société des agrégés, et ainsi de suite. Ces associations sont d’autant plus redoutables que leurs membres ont obtenu l’emploi à vie. Ils ont du mal à concevoir que c’est une partie seulement du système qui peut suivre ce modèle. Et c’est surtout quand on touche aux disciplines « nobles », comme les langues mortes ou les mathématiques, qu’ils réagissent, comme on le voit aujourd’hui. Je ne dis pas qu’ils ont tort de réagir, mais je remarque que l’indigence de l’enseignement de l’économie émeut moins de monde. Or cette discipline utile est aussi fondamentale puisqu’elle étudie les échanges ; et l’homme est, si j’ose dire, un « animal doué d’échanges ». Mais, comme elle n’est apparue au lycée qu’en 1966 et qu’elle est la parente pauvre des classes préparatoires, elle est moins bien défendue par les gardiens du temple.
R&N : Comment expliquez-vous le fait qu’une majorité des commentateurs du monde éducatif continuent à croire qu’on peut « sauver » le modèle par l’action de réformes ciblées ?
Pierre de Laubier : Le système est une pyramide. Ceux qui sont parvenus au sommet ont tendance à le trouver bon, et à penser que sortir du chemin qui y conduit est un échec. De nombreux ministres ont été des agrégés de l’université : MM. Haby, Lang, Bayrou, Ferry, Darcos, Peillon, et bien des commentateurs du système le sont aussi : Mme Polony, MM. Bellamy ou Brighelli. Cela ne les disqualifie pas. Toutefois, ceux dont le diplôme est le seul étalon qui mesure les mérites professionnels souffrent d’une illusion d’optique. Ils confondent diplôme et compétence, et s’imaginent volontiers que le détenteur d’un doctorat en boulangerie serait fatalement meilleur qu’un simple boulanger. Or bien des disciplines ne peuvent suivre le mode de formation universitaire. Si faire en sorte que de plus en plus d’élèves obtiennent de plus en plus de diplômes de plus en plus élevés devient un but en soi, le moyen le plus simple de l’atteindre est de vider les diplômes de leur contenu : c’est ce qu’on a fait. Si les « bonnes vieilles méthodes » avaient permis d’y parvenir, on les aurait conservées. Il faut inventer des voies dans lesquelles la réussite ne soit pas fondée sur les seules capacités d’analyse, de logique et de mémoire qui sont à l’honneur dans les concours. Que les lauréats de ces concours se demandent comment faire en sorte que tous y parviennent de même, c’est aimable à eux ; mais ne serait-il pas aussi intéressant d’entendre ceux qui pourraient dire : « J’ai échoué à l’école, et voici ce que j’aurais eu besoin qu’on m’apprenne, et comment. » Ou encore : « C’est hors de l’école que j’ai appris ce qui m’a permis de réussir. » L’autre raison qui pousse les commentateurs à proposer des réformes plutôt qu’un démantèlement du système, c’est qu’il existe en France une forte culture du pouvoir, plutôt que du contre-pouvoir. Un commentateur a tendance à se mettre dans la peau d’un ministre appelé à réformer le système, plutôt que d’un parent d’élève qui cherche une solution pour son enfant, ou d’un adolescent qui cherche sa voie. Au lieu d’être une pyramide qui se rétrécit au sommet (pour le plus grand profit de ceux qui sont en haut), le système, si système il y a, devrait être une forêt dont chaque arbre pousse vers le ciel.
R&N : En somme, à vos yeux, le mécanisme est bel et bien verrouillé. Une remise en cause plus profonde semble inévitable si, comme vous semblez le suggérer, il n’y a définitivement plus rien à faire sur le terrain des réformes ?
Pierre de Laubier : Il y a trop à faire… C’est là qu’est l’os ! Si toutefois un ministre (soutenu, par hypothèse, par son gouvernement) voulait prendre deux décisions simples, on aurait fait un petit pas qui, compte tenu de la situation, serait un grand pas en avant. La première serait d’abroger la carte scolaire. La seconde, sa sœur jumelle, serait de donner une véritable autonomie non pas seulement aux établissements, mais aux chefs d’établissements, en leur donnant tous les pouvoirs : abolir ou aménager la mixité, rédiger le règlement, rétablir l’uniforme, différencier les filières, mais surtout, condition sine qua non et la plus difficile à faire admettre : recruter eux-mêmes les professeurs, afin que les mots « équipe pédagogique » veuillent enfin dire quelque chose. Si je voulais à mon tour sombrer dans l’utopie, j’ajouterais : les recruter sans concours, comme n’importe quel chef d’entreprise. Un corps de directeurs dotés de véritables pouvoirs, jaloux de leurs prérogatives et responsables de leurs résultats – notamment auprès des parents – serait un facteur de résistance efficace face à une administration centrale tentaculaire. Ce ne serait qu’un début, et sans doute voué à l’échec. Si j’avais une réforme à proposer, elle serait plus radicale et tiendrait en quatre points : suppression du ministère de l’Éducation nationale, des programmes nationaux, du baccalauréat et des classes préparatoires. Vous comprenez maintenant pourquoi je ne me présente pas aux élections !
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