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Des chrétiens contre les croisades ? Entretien avec Martin Aurell

Professeur à l’université de Poitiers, Martin Aurell est historien médiéviste, membre du Centre d’études supérieures de civilisation médiévale et directeur de la revue Cahiers de civilisation médiévale.

Le Moyen Âge est souvent présenté comme un bloc idéologique rude et grossier. Publié en 2013, Des Chrétiens contre les croisades (XIIe - XIIIe siècle), fait au contraire état de la richesse médiévale de la réflexion chrétienne sur la violence.

R&N : La « guerre juste », théorisée par saint Augustin, constitue la matrice intellectuelle de toutes les réflexions chrétiennes postérieures sur la guerre. Existe-t-elle dans la réalité ? Les « cas pratiques » et les nouvelles doctrines fournis par le Moyen Âge sont-ils l’occasion d’approfondir la réflexion patristique dans un monde chrétien ou au contraire de s’éloigner de l’Évangile par une tolérance toujours plus grande de la violence ?

Martin Aurell : Augustin d’Hippone, le plus grand théologien de l’Antiquité tardive, développe sa théorie de la « guerre juste », qui ne peut être menée qu’à quelques conditions : ordonnée par l’autorité légitime, elle doit être défensive, ou du moins riposter à une agression pour récupérer un territoire injustement occupé. Augustin ouvre cependant la porte au combat mené au nom de la foi. Compte tenu des troubles que l’hérésie donatiste, niant la valeur des sacrements administrés par les prêtres indignes, provoque dans le Nord de l’Afrique, il admet que les évêques réclament aux autorités civiles de la réprimer. Il considère aussi que la droiture d’intention est essentielle pour celui qui veut mener une guerre juste, mais aussi que la défaite du pécheur devrait le pousser à la repentance.

Ces considérations morales, si étrangères à nos mentalités d’hommes et femmes du XXIe siècle, montrent que le Moyen Âge nous est souvent lointain. Il nous est néanmoins proche par la distinction qu’il prône entre le temporel et le spirituel : « A Dieu ce qui est à Dieu ; à César, ce qui est à César », a dit le Christ. Les armes, tout comme le mariage ou le commerce, sont interdites aux clercs, qui doivent se consacrer sans tache aux affaires de Dieu. Le clergé détient toutefois le savoir : les empereurs et les rois ne sauraient se passer de lui pour administrer leurs territoires ou pour éduquer l’aristocratie. En Occident, où les pouvoirs héritiers de Rome sont si faibles, les prêtres jouissent d’un ascendant sur eux. Autour du l’an 500, le pape Gélase lui accorde donc une sorte de suprématie morale en lui donnant « l’autorité » (auctoritas), une supériorité de l’ordre du prestige, par opposition au « pouvoir » (potestas) de contrainte par les armes de l’empereur. Le dualisme gélasien renaît, au XIIe siècle, dans les écoles parisiennes, qui développent la théorie des deux glaives, en commentant les passages des Évangiles qui parlent de deux épées à la fin de la Cène et à Gethsémani. Leur exégèse considère que le clergé se sert d’un glaive spirituel, celui par lequel Pierre coupe l’oreille de Malchus, le serviteur du Grand Prêtre venu appréhender le Christ : au sens allégorique, le pape excommunie, en empêchant le pécheur récalcitrant d’écouter la Parole salvifique de Dieu. L’autre glaive, physique, qui verse du sang, est interdit au clergé. Il ne peut être utilisé que par l’empereur, doté de pouvoir de coercition, d’une violence légitime, qui permet de faire régner l’ordre sur terre où l’humanité blessée par le péché originel est incapable de vivre en harmonie, autrement que par la contrainte d’un bon gouvernement.

D’une richesse indéniable, ces théories aboutiront dans un premier temps à la « théocratie », considérant que le pape et les évêques doivent intervenir continuellement dans les affaires politiques, ne serait-ce que ratione peccati, « en raison du péché », afin d’amender les mauvaises conduites du roi. A la longue toutefois, elles les cantonneront à la spiritualité des fidèles. Nous sommes extrêmement redevables à ces penseurs qui nous ont appris à distinguer ce qui relève de la conscience individuelle et du salut personnel, y compris dans la dimension sociale et publique que toute religion comporte, de ce qui relève des libres choix politiques des gouvernants et même de chacun. En Orient, l’évolution du christianisme est différente, car le pouvoir de l’Empereur byzantin a toujours été fort, et qu’il a presque toujours dominé le patriarche du Constantinople. L’orthodoxie n’est pas allé, encore de nos jours, me semble-t-il, aussi loin que l’Occident dans la distinction des pouvoirs, ni a fortiori dans leur séparation laïciste.

R&N : Lors des croisades, la notion de « guerre sainte » vient concurrencer la doctrine augustinienne : quelles sont les différences notables entre ces deux doctrines ?

Martin Aurell : Pour Augustin, la guerre était un pis-aller, et longtemps le clergé considéra que l’homicide, même en service commandé, nécessitait une pénitence. Ce préjugé disparaît avec la croisade qui n’est pas tant une « guerre sainte » qu’une « guerre sanctifiante » pour celui qui y participe. Il faut, par exemple, que le croisé parte à ses frais, hypothéquant presque toujours ses biens. Il endure des souffrances inouïes loin des siens, qu’il n’a guère que deux chances sur trois de revoir un jour. Enfin, pour ces sacrifices et pour ceux qu’il consentira au combat, il reçoit des indulgences, c’est-à-dire l’effacement partiel ou complet de la peine qu’il doit pour ses péchés.

En raison de cette portée pénitentielle, la croisade apparaît aux médiévaux comme un pèlerinage et les textes la désignent surtout par des termes qui recoupent cette notion : pelegrinatio, via, passagium… Un pèlerinage certes, mais en armes, ce qui tranche sur le passé où le pèlerin, qui accomplissait une pénitence, prenait pour un temps un statut canonique similaire au clérical, qui empêche la souillure du versement du sang.

Cela dit, les croisés, et surtout les intellectuels connaissant l’œuvre d’Augustin, tenaient les campagnes en Terre sainte pour la reconquête légitime d’un territoire appartenant à la Chrétienté, que les musulmans avaient violemment occupé par la force des armes. Le récupérer était donc, pour eux, en accord avec la notion de « guerre juste ».

R&N : Quelles furent les formes de contestation des croisades ?

Martin Aurell : Selon ses observateurs des XIIe et XIIIe siècles, la croisade attire toute sorte d’individus. Certains obéissent à l’idéal de pèlerinage ou de guerre juste, et ils cherchent à libérer les chrétiens d’Orient ou à permettre aux Latins de se recueillir sans entrave au Saint-Sépulcre de Jérusalem. D’autres, en revanche, répondent à des motivations moins désintéressées : goût de l’aventure et du combat pour eux-mêmes, quête de terres et de butin, échapper à un tribunal… Il y a un côté desperado chez ces derniers guerriers, qui fuient une situation trouble en Occident.

Ajoutez à cela les courants eschatologiques qui, en dépit de la doctrine augustinienne sur les fins dernières, considèrent que le millenium, une période de paix, de prospérité et d’abolition des hiérarchies sociales s’ouvrira bientôt en attendant la Parousie, le second avènement du Christ. Il faut toutefois dégager le Mont des Oliviers, d’où il est parti lors de l’Ascension, de la domination musulmane pour permettre son retour.

La conversion des juifs est aussi nécessaire pour la Parousie, selon la doctrine paulinienne. Il en résultera des pogroms, surtout en Rhénanie, que les autorités épiscopales ont aussitôt condamnés. Les premiers conciles de l’Eglise se sont nettement opposés à la conversion forcée et leurs canons sont régulièrement rappelés.

Reste enfin le massacre des populations défendant les villes, à commencer par Jérusalem, qui évidemment blessent la conscience du chrétien. Sur ce point encore, nous devons faire un effort de dépaysement pour comprendre les mentalités des hommes de l’époque, pour lesquels la violence individuelle et la voie de fait font partie du quotidien. Depuis l’Antiquité, le droit de guerre prévoit le pillage et la destruction des cités assiégées qui n’acceptent pas de négocier et qui poussent donc leurs assiégeants à les prendre d’assaut. Tout cela, bien entendu, n’est pas évangélique ; on est loin de la joue droite que l’on tend après avoir été frappé sur la gauche…

C’est pourquoi des voix se sont très vite levées contre l’utilisation de la violence au nom du christianisme. Peu avant la croisade, saint Pierre Damien récrimine durement contre le pape, naguère son disciple, parce qu’il a levé des troupes pour défendre Rome contre l’empereur romain germanique. Il lui dit que le martyre est bien plus moral, et sans doute plus efficace à l’exemple des premiers chrétiens, que de se battre.

À l’époque des croisades, des minorités éclairées tiennent ce genre de discours. Elles critiquent aussi d’autres problèmes que suscite la croisade : pertes humaines et financières, impossibilité d’une présence stable des Latins en Terre sainte, réaction anti-chrétienne des musulmans dont la conversion devient à jamais impossible ou immoralité des croisés.

R&N : Les prédicateurs et les croisés traitent-ils de la même façon les Juifs, les musulmans, les hérétiques et les schismatiques ?

Martin Aurell : La plupart des intellectuels respectent les juifs, porteurs d’une Hebraica veritas, une vérité qui leur permet de lire l’Ancien Testament dans sa langue originale et de l’interpréter avec bien plus de subtilité qu’eux. Même Bernard de Clairvaux, le prêcheur infatigable de la deuxième croisade, fait l’objet d’un éloge d’une chronique hébraïque rhénane comme un saint ayant compris le vrai enseignement du Christ et ayant mis fin aux massacres de juifs en Rhénanie qui accompagnaient les départs en croisade. Enfin, les juifs sont pour les médiévaux un motif de crédibilité, car ils corroborent par leur religion et leur genre de vie les récits des Évangiles.

A côté de ces attitudes, fort répandues dans le clergé savant, il existe un anti-judaïsme (on ne saurait parler encore d’anti-sémitisme car la notion de race est peu répandue alors) qu’on peut qualifier de « populaire », étranger aux théories des exégètes. Des chrétiens jalousent la réussite de certains juifs, qu’ils attribuent au maniement malhonnête de l’argent, attitude que, on me pardonnera l’anachronisme, ne va pas sans rappeler le rejet du banquier au lendemain de la crise récente des subprimes.

Les prédicateurs manifestent une toute autre attitude envers les hérétiques, qu’ils considèrent trahir une religion chrétienne dont ils connaissent les vérités et à laquelle ils appartiennent. Ils la corrompent de l’intérieur, provoquant la damnation éternelle de beaucoup. Ils fomentent des troubles et violences, à une époque où la religion agit comme une sorte de ciment social. Or, pour eux, Mahomet est un grand hérésiarque, qui, chrétien, aurait succombé au diable qui lui aurait donné des pouvoirs magiques. Ses disciples doivent donc être combattus.

R&N : Existaient-il des chrétiens opposés à toute forme de violence ? Le pacifisme a-t-il obtenu des succès que la force n’a su prendre ? Les missions pacifistes, comme celles des franciscains, auraient-elles seulement pu exister sans les conquêtes obtenues par les armes ?

Martin Aurell : Comme le mot « tolérance », qui préjuge que toute religion se vaut, « pacifisme » ne convient sans doute pas pour la période médiévale, sauf chez quelques rares esprits, qui ont considéré qu’il fallait lire littéralement les versets des Évangiles rejetant toute forme de violence, y compris légitime. Dans ce sens, des chrétiens, comme Pierre Damien, ont toujours fait entendre leur voix.

François d’Assise a finit par adopter cette position. Au départ pourtant il a cru en la croisade ; il était imbu d’esprit chevaleresque et il s’est rendu au siège de Damiette où il a prêché aux croisés et même au sultan du Caire, qui l’a écouté avec respect. Mais il a très vite déchanté, surtout après la prise d’assaut violent de Damiette par les croisés. Il a opté ensuite pour une prédication pacifique aux musulmans, qui entraînerait souvent le martyre pour ses frères. Et de toutes façons, comme vous le faites remarquer, il était impossible pour un chrétien de prêcher en terre d’Islam, car les autorités s’y opposaient. L’idée prévaut qu’il faut reprendre ces territoires par les armes, pour permettre ensuite d’y prêcher. A ma connaissance, le premier à avoir contesté, explicitement et avec vigueur, ce postulat est Bartholomé de las Casas, mais seulement au XVIe siècle et pour les Amériques.

R&N : Peut-on imaginer une pratique chrétienne de la violence quand le devoir contraint le chrétien à l’utiliser ? L’échec final des croisés a-t-il été imputé à leurs péchés ? L’Église n’est-elle pas obligée de donner à ses enfants, pour leur salut, des solutions pour « sublimer » la violence inhérente à l’être humain et au modèle chevaleresque ?

Martin Aurell : Votre première question concerne l’éthique ou la morale alors que je ne suis qu’un simple historien et que je tente donc de comprendre des sociétés bien différentes des nôtres, sans les juger. Mais, à mon avis, toute société est malheureusement tenue de se défendre par les armes : rejeter dans l’absolu l’existence de la police ou de l’armée serait absurde. Le tout est que cette violence soit légitime, c’est-à-dire contrôlée par des autorités démocratiquement constituées, qui l’utilisent de la façon la plus modérée possible. La notion de « guerre juste » a du bon ; elle est, par exemple, étrangère à celle de « guerre préventive » qui a provoqué les dégâts que l’on sait il y a quelques années en Irak et dont nous subissons encore de nos jours les conséquences.

Quant à la seconde question : oui, les clercs ont imputé aux péchés des croisés leur échec, car ils avaient souvent une vision vétérotestamentaire de la rétribution ou de la punition du péché, qu’ils pensaient intervenir déjà sur terre. Pour eux, le châtiment divin par la défaite à la croisade devrait pousser ses participants dévoyés au repentir.

Enfin, troisième question : en effet, la chevalerie est indissociable du christianisme qui prône la modération, la droiture d’intention et la légitimité dans l’exercice de la violence pour les guerriers de la noblesse, les seuls qui portent les armes après l’effondrement de l’Empire carolingien, où tout homme libre participait à la guerre. L’idéal chevaleresque de la défense de « l’inerme », « la veuve et l’orphelin », contribue à la mitigation de la violence en Occident. Il l’exporte par contre vers l’Orient dans le cadre des croisades.

R&N : Les personnes opposées aux croisades ont-elles été inquiétées ?

Martin Aurell : Nous n’avons pas d’exemple de condamnation pour opposition à la croisade. En revanche, bien des hérétiques des XIIe et XIIIe siècles, adeptes de doctrines évangélistes fortement pacifistes, ont été persécutés pour leurs pratiques hétérodoxes de la religion et pour leur critique systématique de l’Église.

Un évêque méridional combattant les cathares conseille, au cours des interrogatoires, de leur demander leur avis sur la croisade pour les démasquer. Leur rejet sans ambages indiquera, écrit-il, leur condition d’hérétiques. C’est le seul cas que j’ai trouvé au cours de mes recherches.

J’ai rencontré, à l’inverse, bien plus de condamnations pour les excès des croisés contre les musulmans et encore davantage contre les juifs. En définitive, il n’y a pas de pensée unique, monolithique, au Moyen Âge, où des voix divergentes et contestataires se sont toujours fait entendre. Le développement des écoles et de leur méthode scolastique poussait même à la dialectique, à ne jamais avancer une hypothèse sans l’avoir confrontée à l’argument contraire. Il en résulte une diversité d’opinions et une profusion de débats qui nous ressemble étrangement.

Martin Aurell, Des Chrétiens contre les croisades (XIIe - XIIIe siècle), Paris, Fayard, 2013, 407 pages.

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