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R&N : Ce nouveau volume, Premiers écrits chrétiens, commence par une série de textes juifs et païens. En quoi ces textes éclairent-ils le reste du corpus rassemblé ici ?
B.P. — Il nous a paru important de placer, en face d’écrits parfois polémiques (les Apologies, le Dialogue avec Tryphon de Justin, l’Épître de Barnabé), des textes propres à éclairer les circonstances qui ont présidé à leur rédaction (objections et critiques d’origine juive ou païenne), à élucider une argumentation parfois implicite. Aussi y est-il plusieurs fois renvoyé dans l’annotation des autres chapitres du volume. En outre, quoique cet ouvrage soit strictement non-confessionnel, il a paru important de répondre à certaines objections sur l’historicité de la personne même de Jésus (une question qui ne se posait pas du tout à l’époque, ni dans les milieux juifs, ni dans les milieux païens, qui ne manquent pourtant pas d’arguments féroces et mettaient au contraire l’accent sur le caractère proprement humain, et non divin ou mythique, du personnage) – d’où l’important développement sur le témoignage de Flavius Josèphe, dans ses différentes versions. Car il existe un « obscurantisme » anti-chrétien (ou athée) tout aussi pernicieux que l’obscurantisme répandu (et souvent dénoncé) dans certains milieux chrétiens : ce n’est pas affaire de doctrines ou de croyances, mais de personnes et de préjugés.
R&N : À quel moment apparaît le terme de « chrétien » ? Le trouve-t-on dans les textes présentés ici ?
B.P. — Le terme de « chrétien » apparaît pour la première fois à Antioche, à la fin des années 30, pour désigner les disciples de Jésus, déjà surnommé Christ. Mais l’appellation a des concurrentes, tels « nazoréens » ou « jesséens ». Il semblerait qu’à l’origine, ce nom fut surtout donné à des chrétiens venus du paganisme. En tout cas, on ne le trouve employé ni chez Clément de Rome, ni dans le Pasteur d’Hermas, et une seul fois dans la Didachè – les trois textes les plus anciens de notre corpus. Mais dès la génération suivante, l’appellation devient la règle, à l’exception de certains milieux judéo-chrétiens. Ainsi, Ignace d’Antioche, vers 110/130, use à la fois du terme christianos et du terme christianismos. Les Apologistes, d’Aristide à Théophile, en passant par Justin, emploient le mot sans manifester la moindre restriction – tout au plus certains d’entre eux le font-ils dépendre de l’adjectif chrestos, « excellent », et non du nom Christos, l’Oint, le Christ, sans doute pour des raisons apologétiques.
R&N : La qualité littéraire des textes des premiers chrétiens qui ont été conservés et sont ici présentés est fort variable. Quelles sont les raisons qui peuvent expliquer leur conservation, alors que nombre de textes païens de cette époque ne nous sont pas parvenus ?
B.P. — La première remarque à faire est que ces textes sont loin d’avoir été aussi souvent recopiés que les écrits des plus grands parmi les Pères de l’Église grecque, tels les Cappadociens, Jean Chrysostome ou Jean Damascène. Ainsi, les Apologistes n’ont été conservés que dans deux manuscrits, le Parisinus graecus 451 et le Parisinus graecus 450, et leurs copies. On peut supposer que c’est leur valeur documentaire qui a valu leur sauvegarde – ainsi, le Parisinus 451 a été recopié en 914 à la demande de l’archevêque de Césarée Aréthas, un grand érudit. Mais d’autres écrits ont eu un usage liturgique ou disciplinaire : l’Épître aux Corinthiens de Clément, conservée au sein d’un des plus anciens manuscrits de la Bible, le codex Alexandrinus (Ve siècle) ; la Didachè, qui n’a été écartée du canon scripturaire que tardivement ; peut-être également le Pasteur d’Hermas, qui était lu dans certaines communautés, comme en atteste indirectement le Canon de Muratori (fin du IIe siècle ?). Quant aux récits de martyres, ils étaient lus lors des fêtes du saint. Déjà, au début du IVe siècle, Eusèbe attestait que les ouvrages des Apologistes étaient conservés dans les communautés. On peut comprendre que, dans certains milieux monastiques, on ait jugé bon de conserver la trace de ces écrits, dans le grand bouleversement que furent le passage de l’écriture onciale à la minuscule et la translittération des anciens codex, entre le IXe et le Xe siècle, qui entraînèrent la perte de bien des ouvrages, tant profanes que sacrés.
R&N : Quels sont les traits marquants de cette première littérature grecque chrétienne, immédiatement postérieure aux écrits néotestamentaires ?
B.P. — Le trait le plus marquant est leur diversité ! On ne peut aucunement comparer les Actes de martyrs à un ouvrage de discipline ecclésiastique comme la Didachè, les différentes Apologies aux lettres d’évêques, le traité Contre les hérésies d’Irénée à un ouvrage à caractère liturgique comme l’homélie Sur la Pâque de Méliton. Tout au plus peut-on dire qu’ils témoignent d’une foi aussi profonde qu’assurée, qu’ils ont d’abord été des ouvrages de circonstance (besoins liturgiques ou disciplinaires, direction des communautés, apologétique et polémique), et que leur caractère « littéraire » ira grandissant, comme en attestent, chez les Grecs, l’Écrit à Diognète, et, chez les Latins, l’œuvre de Tertullien et de Minucius Félix.
R&N : Cette première littérature grecque chrétienne se distingue-t-elle de la littérature grecque païenne de la même époque par les genres littéraires ou la langue ? Quelles sont les nouveautés apportées par les Pères grecs aux formes littéraires classiques ?
B.P. — La réponse la plus simple concerne la langue : non, il n’y a pas de « grec chrétien », seulement un vocabulaire et des usages spécialisés. Mais la langue de ces auteurs n’est pas uniforme : certains d’entre eux usent de l’attique le plus pur (c’est la réaction « atticiste » de ces premiers siècles de notre ère), d’autres de la koinè (la langue grecque commune d’époque romaine), un peu différente, malgré son nom, selon les milieux et les régions. Mais même les plus érudits d’entre eux (les pepaideumenoi) revendiquent comme une gloire la simplicité du style et le refus de la rhétorique et des beaux usages, dont ils usent cependant…
Quant à la question des genres littéraires, il est impossible d’y répondre en quelques phrases. Oui, on peut dire que les chrétiens ont « inventé » des genres littéraires, tel celui des évangiles, qu’ils en ont adapté certains autres, puisant à la fois chez les Grecs et dans la littérature judéo-hellénistique. Mais ces auteurs, dans leur grande majorité, ont été formés à la grecque, et ne se sont pas tellement éloignés des normes qui leur avaient été inculquées par leurs maîtres païens. Le plus simple est de renvoyer à l’excellente mise au point de Gilles Dorival, « Les formes et les modèles littéraires », dans Histoire de la littérature grecque chrétienne, des origines à 451, sous la direction de B. Pouderon et E. Norelli, tome I, Introduction : problèmes et perspectives, Paris, Les Belles Lettres, 2016, p. 155-207.
R&N : Comment est née l’apologétique grecque ? Est-elle d’abord une apologétique offensive ou défensive ?
B.P. — La toute première apologétique est essentiellement une défense des communautés chrétiennes, face aux attaques et aux persécutions dont elles font l’objet de la part de « ceux du dehors » : l’Apologie d’Aristide, celle de Justin, celle d’Athénagore sont adressées aux empereurs (respectivement Hadrien, Antonin, Marc Aurèle), même si le public visé est bien plus large. Mais à la justification des uns (mode de vie, croyances, usages) s’est jointe nécessairement la critique des autres, parce que la force de l’argumentation résidait précisément dans la différence et le contraste. Aucune des « apologies » n’a échappé à la nécessité de combattre les mœurs et les croyances païennes.
R&N : Les deux premiers volumes de l’Histoire de la littérature grecque chrétienne que vous dirigez vont être réédités aux Belles lettres dans les jours à venir. Quel est le but de cet ambitieux projet, dont les quatre volumes suivants sont prévus entre le printemps 2017 et l’automne 2018 ?
B.P. — Le but originel était de remplacer la Patrologie de J. Quasten (1re édition : 1950) dans sa version française, devenue obsolète, compte tenu des progrès de la recherche en patristique, très active ces dernières décennies. La seconde édition des deux premiers tomes correspond à une mise à jour et à une amplification des données. Elle constitue véritablement une œuvre nouvelle, par l’ampleur des transformations et des additions. Le tome III est en cours d’assemblage et paraîtra au printemps, les différentes contributions m’ayant été remises. J’ai confié la suite de l’entreprise, à savoir les tomes IV à VI, répartis selon les aires culturelles, à Sébastien Morlet, maître de conférences en patristique grecque à l’université de Paris - Sorbonne.
R&N : Existe-t-il des thèmes caractéristiques qui distinguent la première apologétique grecque de celle des siècles suivants ? N’a-t-elle pas parfois une relation ambiguë avec la philosophie païenne ?
B.P. — La première apologétique grecque est liée à la défense des communautés. Le combat deviendra par la suite essentiellement une controverse intellectuelle, dans laquelle la réfutation et la rétorsion des accusations lancées au IIe siècle contre les chrétiens (« athéisme », c’est-à-dire refus des cultes des cités, inceste, anthropophagie rituelle, incivisme) auront peu de place.
Parmi les cibles des Apologistes, les doctrines philosophiques figurent au second rang, après la dénonciation des absurdités des religions polythéistes. Mais la place de la philosophie, dans la première apologétique, est très diverse selon les auteurs. Dans le sens de « sagesse », le terme est utilisé par Tatien pour qualifier le christianisme, et c’est sans doute également dans ce sens que Justin et Athénagore se définissent eux-mêmes comme « philosophes ». Mais certains des Apologistes revendiquent hautement une appartenance à la philosophie dans son sens le plus traditionnel – philosophie dont Justin, à titre d’exemple, porte l’habit, le tribôn. Et l’on peut dire sans trop simplifier que, chez ces derniers, la métaphysique est platonicienne, et la morale stoïcienne.
En fait, on trouve chez nos auteurs une double représentation de la philosophie. D’un côté, elle est présentée comme une science vaine, incapable d’atteindre la vérité en dehors de la révélation. De l’autre, nombre d’entre eux admettent une certaine parenté entre la philosophie grecque et la vérité chrétienne, qu’ils expliquent de deux façons tout à fait opposées : soit des « emprunts » faits à Moïse (c’est-à-dire à la Bible) par les sages de la Grèce, emprunts plus ou moins bien assimilés (c’est la thèse du « larcin » des Grecs, déjà développée par l’apologétique judéo-hellénistique) ; soit une inspiration partielle du Logos (Raison et Verbe) présent dans chaque homme (comme raison individuelle) et dans le cosmos tout entier, comme un germe partout disséminé (le logos spermaticos stoïcien, ainsi christianisé).
R&N : À quel moment le christianisme prend-il conscience qu’il forme désormais une culture à part entière, comparable à la paideia grecque, mais distincte d’elle ? Comment cela se traduit-il dans la littérature chrétienne ?
B.P. — Je ne crois pas (mais c’est un avis très personnel, difficile à étayer) qu’au second siècle, les chrétiens aient eu conscience qu’ils apportaient ou qu’ils constituaient une nouvelle culture. Leur combat ne se situait pas sur un plan culturel. Quand ils opposent les Écritures (en fait, avant Irénée, les écrits vétéro-testamentaires) aux lettres païennes, c’est pour opposer la vanité et l’immoralité des unes à la grandeur et à la vérité des autres. Ainsi, quand, vers 235-240, Origène entreprend de former un petit cercle de disciples choisis, il leur enseigne… les poètes, les philosophes, mais aussi la géométrie et l’arithmétique (voir Grégoire, Remerciement à Origène, 13, 151-152, SChr n°148 ; Eusèbe, Histoire ecclésiastique, VI, 18, 3), comme « propédeutiques » à l’étude de l’Écriture… Je pense que le sentiment de constituer une « culture » propre ne s’est pas affirmé avant le IVe siècle, les mesures prises par l’empereur Julien (361-363) contre le christianisme, et en particulier la défense faite aux maîtres chrétiens d’enseigner les lettres grecques, y ont sans doute beaucoup contribué. Apparut alors la nécessité d’opposer une culture proprement chrétienne, y compris dans sa composante littéraire, à la culture grecque.
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