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Alexandra Slaby : l’indépendance irlandaise et l’Église

Alexandra Slaby est universitaire. Maître de conférences en anglais à l’Université de Caen Normandie, elle a consacré sa thèse aux politiques culturelles irlandaises. Cette thèse fut à l’origine d’un ouvrage intitulé L’État et la culture en Irlande, préfacé par le Président irlandais Michael D. Higgins. Mme Slaby est également rédactrice en chef de la revue universitaire Études irlandaises.
Les éditions Tallandier viennent de publier son tout dernier ouvrage : Histoire de l’Irlande. De 1912 à nos jours.
Elle a bien voulu répondre aux questions du Rouge & le Noir.

Le Rouge & le Noir : En 1914, l’Irlande, partie intégrante du Royaume-Uni, est en guerre. La conscription n’y existe alors pas plus qu’en Grande-Bretagne, mais on estime à 200 000 le nombre d’Irlandais (catholiques ou protestants, nationalistes ou unionistes...) partis se battre en 1914-1918. Quelle vision de la guerre ont les catholiques irlandais ? S’agit-il de défendre la Belgique face à la "barbarie" allemande ?

Alexandra Slaby : A l’été 1914, le Parti parlementaire irlandais, qui portait au parlement de Westminster le projet de loi du Home Rule promettant un certain degré d’autonomie législative à l’Irlande, vient d’obtenir gain de cause. Près de trente ans après son dépôt initial en 1886, le Home Rule est voté et promulgué. Mais la guerre éclate et son entrée en vigueur devra attendre la cessation des hostilités. En septembre, le leader du Parti parlementaire irlandais, John Redmond, exprime à la Chambre des Communes la loyauté totale de l’Irlande. Venant d’obtenir le Home Rule de haute lutte, il ne pouvait faire autrement. Pensant hâter son application, il appelle des « Volontaires » irlandais à rejoindre l’armée britannique. Ils sont 150 000. Redmond espère que la guerre rapprochera partisans de l’indépendance (nationalistes) et partisans du maintien de l’union au sein du Royaume-Uni (unionistes). Après tout, l’Irlande et la Grande-Bretagne se battent ensemble pour la défense des droits des petites nations comme la Belgique, la Serbie et la Pologne. Et après des concessions importantes du gouvernement britannique en matière d’accès à l’éducation et à la propriété, les Irlandais se trouvaient bien dans le Royaume-Uni. La possibilité de légiférer dans un plus grand nombre de domaines les aurait satisfaits ; peu voulaient l’indépendance totale. Et l’Église catholique soutenait l’Empire britannique. La hiérarchie appelle à soutenir la Grande-Bretagne mais aussi la France et la « Belgique catholique ». Et toute la presse catholique qui est remplie d’intentions de prières pour « nos braves Tommies irlandais ».

Dublin, Pâques 1916
Les frères capucins assistent spirituellement les nationalistes assiégés

Le Rouge & le Noir : En plein milieu de ce conflit mondial, l’insurrection nationaliste éclate à Dublin le 24 avril 1916. Comment réagit l’Église face à ces événements dramatiques ? Observe-t-on des différences entre la hiérarchie et le clergé ordinaire ?

Alexandra Slaby : L’Église avait d’abord excommunié les membres de l’Irish Republican Brotherhood (IRB), l’organisation secrète vouée à l’indépendance de l’Irlande au prix de la lutte armée. Les organisateurs de l’insurrection du lundi de Pâques 1916 appartiennent à l’IRB. Mais la répression disproportionnée par l’armée britannique (6000 soldats face à 1600 insurgés, Dublin bombardée) et l’exécution des leaders de l’insurrection marquent un tournant dans par perception de l’insurrection et des insurgés. Le Vatican appelle au retour au calme et la hiérarchie ne peut soutenir la violence. Elle condamne comme non-orthodoxe l’appropriation du sacrifice christique par Patrick Pearse, le leader de l’insurrection qui lit sur le pas de la Grand-Poste de Dublin la Proclamation de la République irlandaise, texte pétri de son catholicisme mystico-nationaliste. Mais seuls 7 évêques sur 31 condamnent ouvertement l’insurrection de Pâques 1916. Les autres gardent le silence. Pendant ce temps, les prêtres embrassent ouvertement les idéaux de 1916 et disent des messes pour le repos de l’âme des rebelles exécutés. Et on commence à prier « Saint Pearse », en un processus de véritable sanctification populaire des insurgés devenus héros et martyrs. L’Eglise est en première ligne dans le combat contre l’imposition de la conscription en 1918 et dans la presse catholique les prières pour « les braves Tommies irlandais » laissent place insensiblement aux prières « pour nos braves prisonniers du Sinn Féin ».

Le Rouge & le Noir : Parmi les grandes figures de l’insurrection de Pâques, toutes ne sont pas catholiques, mais la plupart le sont. La Proclamation de la République évoque Dieu au début et à la fin. Quelle est la place du catholicisme dans la foi nationale des insurgés, et quelle est leur foi tout court ?

Alexandra Slaby : Le concept de « foi nationale » est très intéressant et fécond tant il s’applique à la situation irlandaise au début du vingtième siècle, et à Patrick Pearse en particulier, le père spirituel des insurgés et le père spirituel de l’IRA des années plus tard dans le Nord... On l’a vu, l’Église condamne la récupération de la doctrine du sacrifice christique par les insurgés républicains en 1916. Patrick Pearse affiche un catholicisme ascético-mystique pas tout à fait orthodoxe. Il incarne véritablement une « foi nationale » dans la mesure où il s’imagine en Christ-Cuchulainn (du nom du héros de la mythologie celtique), défenseur de la race irlandaise. Et à cet égard, la Proclamation qu’il a rédigée peut être vue comme la profession de cette foi nationale. Si les organisateurs du soulèvement ont été excommuniés en tant que membres de l’IRB, ils restent attachés à leur foi catholique et récitent le chapelet dans la Grand Poste de Dublin et dans les autres bâtiments de la capitale qu’ils prennent d’assaut. Parmi eux, on compte un agnostique mais aucun protestant.

« La Bénédiction des couleurs », John Lavery, 1922
L’archevêque d’Armagh bénissant le tricolore irlandais en la Pro-cathédrale Sainte-Marie (Dublin)

Le Rouge & le Noir : Quel rôle l’Église catholique occupera-t-elle dans la politique et la société irlandaises au cours des années suivantes, depuis le traité de Londres (décembre 1921) jusqu’à la Constitution conservatrice de de Valera (1937) ?

Alexandra Slaby : Un rôle prépondérant. Elle dispose de moyens matériels, humains et spirituels. Elle subvient aux besoins d’un nouvel État indépendant et impécunieux en prenant en charge la santé publique et l’éducation nationale. En chaire, les prêtres donnent des consignes de vote et peuvent faire et défaire les réputations. Ils ont un moyen de pression redoutable : l’administration des sacrements. Les tensions récentes, les excommunications et autres condamnations de violences révolutionnaires sont vite oubliées.
Les politiques s’empressent donc de poser auprès des prélats et affichent maintes démonstrations de piété. On le voit notamment lors de la tenue à Dublin du Congrès Eucharistique de 1932. On vient de fêter le centenaire de l’émancipation catholique de 1829. La préparation et les moyens mis en œuvre pour célébrer ce mariage de l’État et de l’Église sont considérables. Un million de participants, plus de 315 millions d’heures de messes, prières et d’adoration… G. K. Chesterton en a été fort impressionné ; il faut lire son Christendom in Dublin et ses Dublin Impressions (non traduits hélas mais qui valent l’effort) dans les œuvres complètes. Par la suite, l’Église catholique tentera de combattre les tentations centralisatrices et dirigistes des gouvernements irlandais notamment lorsqu’ils sont dirigés par Eamon de Valera qui, tout en étant fervent catholique lui-même, est soucieux de montrer qui gouverne. De Valera fonde le parti Fianna Fáil. Le parti d’opposition, Cumann na nGaedhael, qui devient Fine Gael, est plus soucieux de suivre la doctrine sociale de l’Eglise et notamment le corporatisme et la subsidiarité qui limitent le rôle de l’Etat au profit de corps intermédiaires. Ces idées seront bientôt marginalisées, le Fianna Fáil prenant l’ascendant.

Mgr John McQuaid, archevêque de Dublin, pose aux côtés d’Eamon De Valera, héros de l’indépendance, homme d’État et père de la Constitution de 1937

Mais sur les questions morales, les deux partis dominants se retrouvent dans la condamnation de la culture matérialiste, sensualiste et décadente en provenance d’Angleterre, la condamnation du divorce, de la contraception et de l’avortement. Il y a un consensus sur la destinée de l’Irlande d’être « un havre de vertu dans une mer de vice ». La contraception ne sera autorisée qu’en 1980 et avec de fortes restrictions, l’homosexualité est décriminalisée en 1993, le divorce est permis en 1995, et l’avortement n’est encore autorisé que si la vie de la mère est en danger. C’est dire si la Constitution de de Valera a façonné la culture irlandaise de manière durable.
De Valera avait soin de ne pas faire du catholicisme la religion d’État, mais les églises sont pleines, les séminaires et les écoles aussi.
Le versant négatif de ce triomphalisme de l’Église catholique en Irlande est le cléricalisme et l’abus de son autorité. De cette époque naissent les problèmes de violences sur les enfants dans les institutions gérées par les clercs – enfants coupés de leur famille et qu’on savait faire taire. Lorsque les langues se délieront au tournant du XXIe siècle, l’institution ecclésiale et l’enseignement de l’Église seront largement discrédités.
Mais le catholicisme irlandais a plus d’une fois montré sa résilience : les prêtres ont déjà été chassés du pays ou réduits à célébrer la Messe sur des autels improvisés en plein air (Mass rocks)... La crise actuelle est peut-être une épreuve par le feu dont ressortira un catholicisme moins triomphant, plus restreint, mais qui aura renoué avec sa source spirituelle et se sera purifié de sa politisation historique.

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