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R&N : Pourquoi existe-t-il un droit canon ? Les principes évangéliques ne suffisent-ils pas à organiser l’Église ?
Abbé Thierry Sol : La question de l’existence d’un droit dans l’Église ou « droit canon », dépend de la conception que l’on a du droit en général et de sa relation avec la nature de l’Église en particulier. Le droit est souvent confondu avec les lois ou bien encore il est compris de façon subjective comme une faculté ou le pouvoir de l’individu. Or le droit désigne ce qui est juste, c’est-à-dire un objet ou un bien en tant que dû par une personne à une autre personne, en vertu d’un titre. Cette conception réaliste du droit a été particulièrement remise en valeur par Michel Villey qui a retracé dans La formation de la pensée juridique moderne la genèse des confusions signalées plus haut : « l’augustinisme juridique », le nominalisme et le positivisme juridique de Guillaume d’Ockham, le développement de la conception subjective du droit à l’époque moderne en seraient les principaux jalons.
À ces confusions sur la notion de droit, il faut ajouter le problème, sans doute lié au précédent, de l’anti-juridisme qui s’est développé aussi bien en dehors de l’Église catholique qu’en son sein. Le rejet du droit canon et de l’institution ecclésiastique, présent dans biens des courants spiritualistes dès les débuts de l’Église, s’est fortement manifesté chez Luther, puis s’est poursuivi dans la tradition du protestantisme libéral, et son expression la plus aboutie se trouve chez Rudolf Sohm, pour qui le droit canon serait en contradiction avec la nature même de l’Église. Selon Sohm, l’Église primitive aurait eu une organisation charismatique, puis un droit sacramentaire, donné par Dieu, qui n’engendrait pas des devoirs juridiques, mais seulement de charité. Le mal se serait introduit vers la moitié du XIIe siècle, juste après le Décret de Gratien, lorsque l’Église se serait « juridicisée », devenant une institution purement humaine. Sohm interprétait ce triomphe du droit comme la conséquence d’une perte de foi dans la puissance de l’Esprit Saint. Bien qu’elle se soit révélée fausse dès le début du XXe siècle, aussi bien du point de vue théorique, qu’historique, cette séduisante thèse fut bien accueillie par certains catholiques et a repris de la vigueur au début des années cinquante du siècle dernier. Elle semble même être devenue aujourd’hui l’interprétation la plus répandue au sein de l’Église catholique.
Elle constitue le fondement de l’idée selon laquelle l’Évangile seul suffirait à organiser l’Église. Ce spiritualisme anti-juridique s’est souvent appuyé sur bien des passages de la Lettre aux Galates pour opposer l’Esprit à la loi, faisant fi cependant du contexte. Beaucoup revendiquent l’exemple des saints pour revenir à la simplicité de la loi évangélique. La merveilleuse aventure spirituelle de Saint François d’Assise, qui se laisse guider par l’Esprit et refuse les modèles institutionnels traditionnels est souvent convoquée, en oubliant cependant que ce même Esprit lui dicta la Règle et que saint François intima finalement à tous ses frères de s’y soumettre, en des termes assez forts : « Ces frères, donc, qui ne veulent pas observer ces choses, je ne les considère pas comme catholiques, ni mes frères : je ne veux pas les voir, je ne veux pas leur parler avant qu’ils aient fait pénitence. » Le droit comme fatale nécessité, revanche inexorable des institutions ? Ces tensions parcourent toute l’histoire de l’Église et on les retrouve aujourd’hui formulées en des dichotomies souvent réductrices : pastorale ou droit ? Pardon ou sanction ? Tout au plus le droit canon est-il aujourd’hui toléré, comme un mal inévitable, pour dissuader les méchants, et éventuellement les sanctionner.
L’existence du droit dans l’Église n’est pourtant pas une conséquence du péché originel ! Le droit n’est autre que ce qui est juste dans l’Église ; il correspond aux biens juridiques de l’Église, qui ne sont pas négligeables : ces biens juridiques sont en effet les sacrements, la Parole de Dieu, la Grâce divine, la communion ecclésiale, confiés par le Seigneur à l’Église en vue de leur distribution aux fidèles. Le droit existe parce que l’Église est justement « le Christ répandu et communiqué ». Le droit est par conséquent une dimension intrinsèque de l’Église et non un instrument extérieur pour l’organiser ou asseoir quelque pouvoir ecclésiastique. Certes, il n’est pas pour autant une transcription directe de la loi de l’Évangile.
En effet, dans les expressions « loi évangélique », ou « loi de la grâce », le terme loi a un sens théologique, qui ne coïncide pas avec le sens juridique : la loi évangélique décrit un système de relations entre Dieu et les hommes et elle est d’abord une loi morale. Morale et droit ne sont pas séparés mais il convient de les distinguer, car le droit a sa spécificité. Un principe évangélique est juridique s’il crée une situation de droit, dans laquelle un bien est dû en justice par quelqu’un à quelqu’un d’autre. En ce sens, un fidèle n’a pas une relation juridique avec Dieu, mais une relation de piété et, de même, bien des relations avec le prochain comportent des obligations morales qui ne sont pas forcément juridiques : ne pas mentir est une avant tout une obligation morale, mais elle devient juridique quand la vérité est spécifiquement conçue comme un droit dû en justice, ce qui est par exemple le cas lorsqu’il s’agit de témoigner au cours d’un procès.
La loi évangélique n’est donc pas directement transposable en loi juridique. Javier Hervada soulignait avec raison que pour qu’il existe le droit et la justice dans l’Église, il faut que la lex gratiae devienne loi dans l’histoire humaine, que le spirituel se matérialise. Les sacrements sont précisément le moyen par lequel la grâce pénètre dans le monde. En donnant la grâce, comme un canal, à travers des signes sensibles, qui sont la cause instrumentale de la grâce, la grâce ne se matérialise pas, mais ses canaux, eux, se matérialisent. La grâce est ainsi rendue distribuable, un bien distribué par des mains humaines. Nous avons ici le principe de la division ou de la distribution des biens dans l’Église et nous sommes alors au cœur du droit.
R&N : Quelles sont les sources du droit canon ? Sont-elles religieuses et/ou profanes ?
Abbé Thierry Sol : La question des sources du droit ou plutôt de la loi canonique doit être purifiée de certaines confusions. D’abord qu’entend-on par sources du droit ? Ce sont les principes et les lois qui font naître et déterminent des droits. Ces principes ne sont pas eux-mêmes le droit (même si on parle de droit naturel ou de droit divin), mais ils déterminent un droit, c’est-à-dire : quel bien est dû en justice, à qui il est dû et par qui il est dû. La loi de la grâce donne naissance à un ordre juridique, différent de celui de la cité terrestre. La loi divine engendre des lois humaines, qui déterminent concrètement ce qui est juste dans telle ou telle situation, telles les lois ecclésiastiques qui précisent les conditions de validité et de licéité des sacrements.
Les préceptes de la loi divine se trouvent dans la Sainte Écriture et en particulier dans le Nouveau Testament. Certains ont des implications juridiques assez immédiates, comme le primat de Pierre (Mt 16, 18 ; Ac 2, 14), la rémission des péchés (Jn 20, 23), le choix des ministres sacrés (Ac 6, 1-6), l’indissolubilité du mariage (Mt 5, 31 et 19, 9 ; Mc 10, 11-12 ; Lc 16, 18), le privilège paulin (1 Cor 7, 15), etc. Ceci-dit, bien d’autres passages ont des implications juridiques moins manifestes, mais parfois plus fondamentales. C’est le cas du commandement du Christ « Allez ! De toutes les nations faites des disciples : baptisez-les au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, apprenez-leur à observer tout ce que je vous ai commandé. » (Mt 28, 19-20). Ce passage a des implications juridiques majeures : la mission est universelle ; il existe une égalité essentielle entre les hommes : « il n’y a plus ni juif ni grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme, car tous, vous ne faites plus qu’un dans le Christ Jésus. » (Ga 3, 28).
Outre les préceptes évangéliques, la loi canonique a aussi des sources « profanes », si l’on veut appeler ainsi tout ce qui ne figurerait pas expressément dans la Sainte Écriture (mais n’échappe pas pour autant à l’économie divine). Le droit naturel est ce socle commun des systèmes normatifs qui permet l’intégration réciproque et l’harmonisation des lois. La loi canonique a pu ainsi bénéficier, tout au long de son histoire, de l’apport de bien des techniques juridiques, comme le droit romain. Pour comprendre ce processus et sa légitimité, il convient de distinguer entre ce qui relève du droit (la chose juste, les biens juridiques, déterminés par la mission divine de l’Église) et ce qui relève de la technique juridique (le système normatif, les lois). Le pape Benoît XVI expliquait les relations entre droit et norme, mais aussi entre loi divine et loi humaine, dans son discours à la Rote romaine en 2012 :
« Comme j’ai voulu le rappeler au Parlement fédéral de mon pays, au Reichstag de Berlin, le vrai droit est inséparable de la justice. Le principe vaut bien sûr aussi pour la loi canonique, au sens que celle-ci ne peut pas être enfermée dans un système normatif purement humain, mais doit être reliée à un ordre juste de l’Église, où est en vigueur une loi supérieure. Dans cette optique, la loi positive humaine perd le primat que l’on voudrait lui attribuer, car le droit ne peut plus s’identifier simplement avec elle ; en cela, toutefois, une loi humaine est valorisée en tant qu’expression de justice, tout d’abord en vertu de ce qu’elle déclare comme droit divin, mais aussi de ce qu’elle introduit comme détermination légitime de droit humain. De cette manière est rendue possible une herméneutique de la loi qui est authentiquement juridique, au sens où, en se mettant en harmonie avec la signification propre de la loi, on peut poser la question cruciale de ce qui est juste dans chaque cas singulier. »
R&N : Le droit canon a-t-il eu des influences théologiques ou philosophiques ? Y a-t-il une opposition entre un droit canon d’inspiration augustinienne et un droit canon thomiste ?
Abbé Thierry Sol : Plutôt que des influences sur le droit canon, sans doute faut-il parler plus précisément d’influences sur la science canonique, sur la façon dont on conçoit et interprète la loi. Michel Villey a été très clair sur ce sujet, peut-être trop... Toujours est-il qu’une certaine compréhension de saint Augustin a suscité dans l’Église une interprétation erronée du droit, une sorte d’« augustinisme canonique », pourrait-on dire, qui a conduit à une juridicisation de la morale, à une confusion entre les préceptes moraux et juridiques. Il existe en effet une tentation constante à exprimer en termes d’obligation juridique certains aspects qui ne sont que « moraux ». On pourrait en revanche affirmer, toujours avec Michel Villey, que saint Thomas a formulé une synthèse parfaite de la notion de droit, au sens réaliste et classique, celui d’Aristote et du droit romain, et de la science canonique à partir du XIIe siècle : le droit n’est pas la loi, mais ce qui est juste, c’est-à-dire l’objet ou le bien dû en justice par quelqu’un à quelqu’un d’autre.
La réponse à la question des influences théologiques ou philosophiques du droit canon exigerait des développements bien plus importants sur saint Augustin et saint Thomas, qu’il est impossible même de synthétiser ici. Les hypothèses de Villey devraient être débattues et il faudrait en même temps restituer tout le contexte théologique et philosophique des différentes époques, ainsi que celui des controverses dogmatiques. Ceci-dit, des grandes tendances peuvent sans doute se dégager, sans que toutefois les évolutions soient linéaires.
Saint Augustin a par exemple offert à la science canonique une piste juridique fondamentale pour la compréhension de l’efficacité des sacrements, lorsque, en réponse à la crise donatiste, il affirme la validité du sacrement du baptême, indépendamment de la dignité du ministre. C’est lui qui utilise à ce propos l’image du canal à travers lequel coule la grâce sacramentelle. La comparaison est décisive pour comprendre l’efficacité ex opere operato des sacrements, pièce maîtresse du système canonique. La matérialisation des canaux de la grâce par des signes sensibles produit son extériorisation et donc la possibilité de sa distribution aux hommes ; cependant, pour que ces canaux de grâce soient une « chose juste » (c’est-à-dire un droit) leur efficacité ne doit pas dépendre des mérites de l’homme par les mains duquel la grâce est distribuée au moyen des sacrements.
Ici saint Thomas pourrait précisément poursuivre le raisonnement, car, si les sacrements devaient produire la grâce ex opere ministri, par le biais des mérites du ministre, ce que l’Aquinate appelle le pouvoir d’excellence, nous aurions des intercesseurs et des prêtres, mais pas des droits. Les sacrements peuvent être justes (res iustae) si le ministre est seulement l’auteur du signe extérieur et agit comme un simple instrument de réalisation de l’acte symbolique. En d’autres termes, les sacrements pourront être droit, seulement si, pour leur réalisation, les mérites et les dispositions du ministre ne comptent pas. Au ministre, il est seulement demandé d’accomplir correctement le signe, selon ce que l’Église exige : matière, forme et intentio faciendi id quod facit Ecclesia. Comme le dit saint Thomas, le Christ aurait pu communiquer aux ministres son pouvoir d’excellence, mais il ne l’a pas fait.
Nous avons repris ce raisonnement de Javier Hervada. Il montre bien que, au-delà des oppositions, si l’on fait l’effort de revenir toujours à la notion de droit dans un sens réaliste, il n’est pas impossible de trouver tout au long de l’histoire certaines complémentarités.
R&N : Quelles sont les principales évolutions du droit canon depuis le christianisme primitif ?
Abbé Thierry Sol : On ne peut parler d’évolution du droit canon en tant que tel, car le droit en lui-même, ce qui est juste, ne change pas en fonction des époques. Ce qui peut en revanche évoluer ce sont les lois ecclésiastiques, c’est-à-dire la formulation humaine d’une obligation dont l’origine est divine, ou naturelle. La loi propose des critères pour aider aider à mieux percevoir ce qui est juste ou injuste dans une situation concrète. En ce sens, les lois canoniques peuvent être modifiées afin de toujours mieux discerner ce qui en revanche ne change pas, c’est-à-dire le droit.
La technique juridique a bien sûr évolué au cours de deux mille ans. Les premiers siècles sont dépourvus de lois écrites, mais certainement pas de droit canon, puisque les sacrements sont distribués et la Parole de Dieu proclamée peu à peu dans tout l’Empire romain : ce sont alors la tradition apostolique, les coutumes, les écrits des Pères de l’Église qui donnent les principales orientations sur le caractère juste ou injuste de la distribution de ces biens divins. Dès le début du IVe siècle, les lois positives (décisions des conciles ou décrétales des papes) donnent des critères pour préserver l’intégrité de la mission de l’Église : assurer la validité des sacrements, l’intégrité du message du Salut, l’intégrité de la vie des ministres sacrés (la continence parfaite exigée de tous les clercs remonte aux temps apostoliques et pas au XIIe siècle, comme l’a montré Stickler de façon décisive et définitive). Le Haut Moyen Âge innove dans le déroulement de certains sacrements, comme celui de la confession, qui devient plus “ privée ”, plus simple et facilement réitérable (pénitentiels irlandais). L’ensemble des textes du premier millénaire est recueilli dans les collections canoniques successives jusqu’au Décret de Gratien.
Au cours de la période qui va du XIe au XIIIe siècle, la science canonique bénéficie du développement des autres sciences (philosophie et théologie) et de nouvelles méthodes de connaissance (dialectique), mais aussi de la redécouverte du droit romain. L’ensemble de ces facteurs lui a assuré un formidable développement, ce qui permit à l’Église de perfectionner son système normatif et de le rendre très supérieur à tous les systèmes juridiques civils de l’époque : le déroulement des procès canoniques, les seuls à assurer un réel droit de défense, à définir un système de preuves, à garantir la présomption d’innocence etc. en sont sans doute le meilleur exemple. Plusieurs grandes compilations officielles recueillent alors toutes les lois nouvelles produites au cours de la période (Liber Extra, Liber sextus etc.). On est aujourd’hui surpris de voir que les réflexions des canonistes sur la justice et la miséricorde, leur conception du droit et de l’équité dépassent notre science actuelle. À cette époque, droit canonique et droit civil constituent d’autre part un droit commun largement unifié dans ses principes, qui permet ainsi aux innovations canoniques de pénétrer dans les systèmes civils.
Il faudrait aussi mentionner tous les apports du concile de Trente du point de vue de la discipline des sacrements (introduction de la forme canonique pour la validité du mariage pour ne donner qu’un exemple). Après le concile de Trente la science canonique a tenté de produire une nouvelle compilation de lois afin de rationaliser et de rendre plus simple la connaissance d’un système juridique devenu très complexe avec l’accumulation des lois. Aucune de ces tentatives n’a cependant abouti. Du point de vue de la pensée juridique, il faut aussi souligner l’introduction progressive d’une conception subjective du droit, plongeant sans doute sa source dans le nominalisme et le volontarisme d’Ockham, qui a conduit à une certaine confusion entre le pouvoir et le droit, puis le droit et la loi, et réduisant la source normative à la seule volonté du législateur. Le nominalisme positiviste n’a pas épargné le droit canonique et le processus codificateur a même renforcé cette tendance.
R&N : Comment jugez-vous les évolutions modernes du droit canon ?
Abbé Thierry Sol : Au début du XXe siècle, l’Église a choisi la codification comme système d’organisation normative. Le premier code de droit canonique promulgué en 1917 a simplifié la connaissance des règles canoniques et l’application des normes. Le processus de codification a cependant transformé la façon de « dire le droit » : on est passé d’un système inductif (le juge décide à partir de l’application à un cas précis d’une jurisprudence, dont il doit percevoir le principe directeur) à un système déductif (le juge déduit le droit d’une loi abstraite et générale). Cette rupture formelle était cependant liée à une grande continuité dans la doctrine et le code de 1917 recueillait fidèlement toute la tradition canonique. Le code de 1917 présentait en outre d’indéniables qualités techniques. Offrir l’ensemble des lois de l’Église (organisation, droit sacramentel, matrimonial, patrimonial, pénal, des procès) est sans conteste une prouesse sans égale, mais le code était si parfait que l’on a osé par la suite ni l’amender, ni le réformer, ni même le commenter vraiment : une interprétation exégétique trop stricte en a asséché bien des potentialités et surtout ne lui a pas permis d’intégrer les mises à jour nécessaires. Le code de 1917 suivait en outre une ecclésiologie qui fut remise en cause dans la deuxième moitié du XXe siècle.
Après le concile Vatican II, les travaux de révision du code et la promulgation d’un nouveau code de droit canonique en 1983 ont permis d’organiser les lois suivant des catégories plus en syntonie avec le mystère et la mission de l’Église. Qu’un système législatif et sa formulation évoluent est tout à fait normal, et c’est en cela qu’il est vivant : les normes canoniques ont toujours été en perpétuelle transformation pour s’adapter aux temps et aux situations. Le droit (la chose juste) se présente en effet dans des situations concrètes et uniques, que le temps, l’expérience et la science canonique permettent en général de toujours mieux comprendre. C’est une tâche difficile en raison précisément du caractère unique des situations juridiques qu’il faut « normer ».
Les normes qui aident le juge à découvrir la vérité du sacrement peuvent donc toujours se préciser : la philosophie, la théologie l’anthropologie, la psychiatrie se sont révélés en ce sens de précieux compléments pour mieux discerner la vérité du sacrement du mariage dans un nombre infini de circonstances. Cela signifie en particulier que le système normatif doit par ailleurs être pratique : en ce sens, une exhortation morale est sans doute très belle dans un code de lois canoniques, mais elle aide assez peu au moment de savoir si une action est juste ou injuste : une loi doit dire non ce qu’il serait bien de faire, mais ce qu’il est juste de faire et injuste d’omettre. Il n’est pas sûr qu’un code, rigide par nature, soit en mesure de répondre à tant de défis. En outre, depuis la deuxième moitié du XXe siècle, le droit canonique a été largement remis en cause au sein de l’Église, dont la fonction devait être de pardonner et non de sanctionner. Les problèmes actuels semblent au contraire montrer que l’Église a besoin d’un droit sainement compris dans son sens réaliste, correctement appliqué par des juristes bien formés, qui connaissent non seulement les techniques, mais la réalité sacramentelle, le magistère de l’Église, l’histoire du droit (non la fonction n’est pas seulement ornementale !).
R&N : L’opposition entre droit canon sacral et droit canon réaliste est-elle toujours pertinente aujourd’hui ?
Abbé Thierry Sol : Il faudrait en fait plutôt dire que le droit canon est réaliste, parce qu’il est « sacral », parce que les biens juridiques de l’Église, justement, sont sacrés : les sacrements, la Parole de Dieu, la communion ecclésiale. Être réaliste, consiste précisément à considérer que ces res sacrae sont le droit lui-même. Il est urgent, de ce point de vue de récupérer cette connexion intime entre ce que l’Église a de plus sacré et le droit lui-même. Cette question nous permet de revenir sur un aspect central du droit canon. Personne ne doutera que les sacrements, la Parole de Dieu et la communion ecclésiale soient des « biens », mais en quoi sont-ils effectivement « juridiques » ? Un article de Javier Hervada sur « les racines sacramentelles du droit canonique » donne la clef qui permet de comprendre ce qu’est le droit dans l’Église.
Dans sa définition classique aristotélicienne et thomiste (mais toujours valable !), le droit est un objet, préalablement réparti entre des personnes, en vertu du droit naturel, d’une loi, d’un contrat. Le droit est le bien lui-même en tant que dû : il n’est, répétons-le, ni la loi, ni la faculté ou le pouvoir de revendiquer quelque chose. Une fois la nature du droit clarifiée, il convient de se demander ce qu’il en est dans l’Église. Les sacrements, la Parole de Dieu, la communion ecclésiale elle-même, sont précisément les biens que le Seigneur a confiés à son Église et à ses ministres pour qu’ils les distribuent à tous les hommes. Dieu reste la source des sacrements, l’Église et ses ministres en sont les dépositaires et ont un devoir de les distribuer validement et dans leur intégrité (ces biens ne leur appartiennent pas ; ils appartiennent à Dieu) aux hommes et aux fidèles qui ont les dispositions requises pour les recevoir. L’attribution de ces biens a son origine dans la libéralité de Dieu et cette attribution miséricordieuse génère, à l’égard du dépositaire, un devoir de justice, non seulement par rapport au déposant, mais aussi par rapport au destinataire, car la donation est à l’origine du droit de ce dernier.
Si le sacrement est un droit pour le fidèle bien disposé, ce n’est pas devant Dieu, mais devant les ministres. L’existence d’un tel droit dépend en effet de deux choses : premièrement, que les sacrements soient déjà attribués, par la volonté du Christ, aux fidèles (ou à l’homme dans le cas du baptême) ; deuxièmement, que le ministre ait été constitué en tant que tel pro hominibus, pro fidelibus. Si ces deux situations se vérifient, le sacrement est une res iusta par rapport au récepteur et il est donc juste de l’administrer et injuste d’en refuser l’administration. Tout cela, redisons-le, seulement si le sujet est rite dispositus, bien disposé, car pour ceux qui ne sont pas adéquatement disposés, le sacrement n’est pas un droit, et il serait par conséquent injuste de leur donner.
L’ordre ministériel (lui-même sacrement) joue donc un rôle central pour comprendre la dimension juridique de l’Église, non parce qu’il manifeste des rapports de subordination ou de pouvoir, mais au contraire de service, de médiation des sacrements. L’action des ministres ordonnés a été établie en fonction des fidèles ou des hommes et le ministre est le dépositaire et l’administrateur de ces actions pour l’utilité des fidèles. Javier Hervada affirme : « Voici, à mon avis, le point clé : l’ordo ministériel, étant hiérarchisé parce qu’il est la continuation institutionnelle de celui qui est chef de l’Église, est au service des hommes d’une manière si radicale et réelle que son action ministérielle est le droit des fidèles et des hommes : pro utilitate hominum constituitur. »
Le même auteur cite un passage de l’Évangile capital pour comprendre les enjeux juridiques (Lc 12, 41-43) : « Pierre dit alors : « Seigneur, est-ce pour nous que tu dis cette parabole, ou bien pour tous ? » Le Seigneur répondit : « Que dire de l’intendant fidèle et sensé à qui le maître confiera la charge de son personnel pour distribuer, en temps voulu, la ration de nourriture ? Heureux ce serviteur que son maître, en arrivant, trouvera en train d’agir ainsi. » Javier Hervada commentait : « L’ordo ministériel a été constitué administrateur de la maison paternelle, des biens de la famille de Dieu ; étant les enfants fidèles, domestici Dei, l’administrateur doit leur donner en temps voulu la ration appropriée. Ration des biens du père de famille, destinés à l’alimentation et au développement des enfants. » Quoi de plus sacral et à la fois de plus réaliste ? Le droit canon est précisément centré sur l’irruption de la grâce de Dieu dans notre monde à travers les sacrements, et les prêtres en sont les ministres.
R&N : Quels sont les débats actuels concernant le droit canon et ses possibles évolutions ?
Abbé Thierry Sol : Il serait nécessaire de distinguer plusieurs niveaux de débat, sur les mérites de telle ou telle réforme passée ou à venir (il est aujourd’hui question d’une réforme du livre VI du code sur les sanctions dans l’Église), sur la forme elle-même du système normatif, même si la codification semble aujourd’hui une technique assez bien ancrée. Le débat sur la loi ecclésiastique doit rester perpétuellement ouvert et il serait souhaitable, de ce point de vue, de rendre à la science canonique une certaine liberté, sans la cantonner à une exégèse positiviste des canons.
Au fond, le principal défi reste celui de la conception du droit canon lui-même et de notre capacité à sortir d’une conception positiviste du droit, dans la société comme dans l’Église, qui nous empêche d’accéder aux réalités juridiques elles-mêmes. Benoît XVI, au cours de son discours à la Rote romaine de 2012 avait très clairement formulé ce que devrait être l’herméneutique du droit canonique. La source du droit, en fait, c’est la réalité elle-même, car le droit n’est pas une faculté, mais un objet réel. Il faudrait ici reprendre tout le texte, mais nous nous contenterons de ces lignes :
« l’herméneutique du droit canonique est étroitement liée à la conception même de la loi de l’Église. Si l’on tendait à identifier le droit canonique avec le système des lois canoniques, la connaissance de ce qui est juridique dans l’Église consisterait essentiellement à comprendre ce qu’établissent les textes juridiques. À première vue, cette approche semblerait pleinement valoriser la loi humaine. Mais il est évident qu’une telle conception est source d’appauvrissement : avec l’oubli pratique du droit naturel et du droit divin positif, ainsi que du rapport vital de chaque droit avec la communion et la mission de l’Église, le travail de l’interprète est privé du contact vital avec la réalité ecclésiale. »
Ce n’est pas ici la loi qui est en cause, mais la façon dont on l’utilise et surtout le fait qu’on la confonde avec le droit. Il s’agit de questions de fond dont il serait aujourd’hui bien hasardeux de dire comment elles seront résolues. Ce qui est sûr c’est que l’avenir du droit canon passe par une compréhension de sa nature et du rôle de la loi. Sur ce chemin, bien des confusions et des fausses solutions sont encore à craindre. Dans le même discours, Benoît XVI indiquait quelques points décisifs :
« Ces derniers temps, certains courants de pensée ont mis en garde contre l’attachement excessif aux lois de l’Église, à commencer par les Codes, en les jugeant, précisément, une manifestation de légalisme. Par conséquent ont été proposées des voies herméneutiques permettant une approche plus conforme aux bases théologiques et aux intentions pastorales également de la norme canonique, en conduisant à une créativité juridique où la situation singulière deviendrait un facteur décisif pour établir la signification authentique du principe juridique dans le cas concret. La miséricorde, l’équité, l’oikonomia si chère à la tradition orientale, sont quelques-uns des concepts auxquels on a recours dans une opération interprétative de ce genre. Il faut immédiatement noter que cette manière de voir les choses ne constitue pas un dépassement du positivisme qu’elle dénonce, en se limitant à le remplacer par un autre dans lequel il est donné au travail interprétatif humain un rôle de premier plan dans l’établissement de ce qui est juridique. Il manque le sens d’un droit objectif qui reste à chercher, puisqu’il demeure dépendant de considérations qui prétendent être théologiques ou pastorales, mais en fin de compte qui sont exposées au risque de l’arbitraire. De cette manière, l’herméneutique juridique se trouve vidée de son sens : au fond, il importe peu de comprendre la disposition de la loi, du moment qu’elle peut être adaptée de manière dynamique à n’importe quelle solution, même opposée à sa lettre. Il y a assurément dans ce cas une référence à des phénomènes vitaux, dont on ne perçoit pas toutefois la dimension juridique intrinsèque. »
Une conception réaliste du droit, dans son sens objectif, permettrait de revenir à une herméneutique correcte. Benoît XVI poursuivait :
« Dans l’herméneutique de la loi également, l’authentique horizon est celui de la vérité juridique qu’il faut aimer, rechercher et servir. Il s’ensuit que l’interprétation de la loi canonique doit advenir dans l’Église. Il ne s’agit pas d’une pure circonstance extérieure, contextuelle : c’est un rappel à l’humus même de la loi canonique et des réalités qu’elle réglemente. Le sentire cum Ecclesia a également un sens dans cette discipline, en raison des fondements doctrinaux qui ont toujours été présents et à l’œuvre dans les normes juridiques de l’Église. De cette manière, il faut appliquer également à la loi canonique cette herméneutique du renouveau dans la continuité dont j’ai parlé en référence au Concile Vatican II, si étroitement lié à la législation canonique actuelle. La maturité chrétienne conduit à aimer toujours davantage la loi et à vouloir la comprendre et l’appliquer avec fidélité. »
Les évolutions possibles et concrètes du droit sont à chercher du côté des défis que l’Église doit relever. Après tout, c’est bien ainsi que la science canonique a connu ses plus grands progrès, en affrontant pragmatiquement les problèmes du moment, loin des utopies et des idéologies, sans proposer de fausses solutions. Les principales crises actuelles concernent l’intégrité du ministère sacerdotal (dans sa définition et sa discipline), car l’ordre ministériel est un point clef de toute la structure sacramentelle et juridique de l’Église. D’autres défis concernent la juste administration des biens économiques et financier, d’autres encore l’indissolubilité du lien matrimonial. Dans ces trois grands domaines, on peut évidemment, réclamer respectivement une justice rapide et sans concession, plus de transparence ou de miséricorde pastorale. Mais c’est en fait de plus de justice dont on a toujours besoin : un procès ne doit-il pas être juste, plutôt que rapide ? L’administration des biens ne doit-elle pas être juste plutôt que transparente et la nullité d’un mariage réelle plutôt que miséricordieuse ? Après tout, justice et rapidité ne sont pas incompatibles ; la transparence n’est pas un concept juridique et la miséricorde ne s’oppose pas au droit.
S’il faut parler d’évolution du droit canon, ce sont donc plutôt des souhaits qu’il faudrait ici formuler, pour l’existence de procès canoniques certes rapides et efficaces, mais aussi et surtout toujours respectueux des garanties juridiques de toutes les parties (ce que le procès administratif ne peut pleinement assurer), pour l’application effective des dispositions déjà existantes en matière de droit patrimonial, pour la compréhension toujours plus profonde de ce qui fait la validité du mariage. Dans tous ces domaines, des réformes sont actuellement en cours et cette préoccupation est en soi un signe positif.
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