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Les éditions Téqui ont pris l’initiative de publier en un volume deux ouvrages de Romano Guardini déjà parus en traduction française dans les années 1950 aux éditions du Seuil : La fin des temps modernes et La puissance. Ils reparaissent donc dans la stimulante collection « Chercheurs de vérité ».
Si Romano Guardini est bien connu en France pour son rôle de premier plan dans le Mouvement liturgique, à telle enseigne que le cardinal Ratzinger, qui avait été son élève, avait repris à son maître le titre d’un ouvrage fondateur, L’Esprit de la liturgie, pour son propre opus sur le sujet, et qu’il espérait également voir susciter un nouveau mouvement liturgique ; Romano Guardini, disons-nous, a été aussi mis au premier plan par l’estime que le Pape François lui porte. On sait en effet que le Saint-Père a été marqué pendant son noviciat par la lecture du Seigneur, et qu’il avait décidé de lui consacrer une thèse — projet demeuré sans achèvement. Cela est dire si cet auteur occupe une place éminente dans la théologie du XXe siècle, et que son héritage trouve une large diffusion dans des milieux ecclésiaux variés. Et de fait, La fin des temps modernes est abondamment cité dans l’encyclique Laudato Si’ du pape François. Cette publication vient donc à son heure : elle rend de nouveau accessible les textes d’un théologien majeur, et qu’il n’est d’ailleurs pas inutile de lire pour mieux apprécier le pontificat actuel.
On peut saluer le choix de l’éditeur d’avoir regroupé ces deux ouvrages : ils ne sont pas sans liens, au contraire, car « les réflexions de ce livre [La Puissance] [...] se rattachent à celles qui ont paru précédemment sous le titre La fin des temps modernes. En beaucoup de points, elles supposent ce qui a été dit là ; en d’autres points, elles le développent » (p. 124).
Dans La fin des temps modernes, Romano Guardini a constitué, à partir de conférences dont l’objet initial mais non réalisé était d’introduire à une étude de la conception de l’homme et du monde chez Pascal, une fresque fascinante dans laquelle il développe une analyse inspirée de l’avènement de la modernité. Il part de l’Antiquité et du Moyen-Âge pour discerner, dans une deuxième partie, ce qui a fondé, à partir de la science moderne avec l’expérimentation et la théorie rationnelle, et des mutations économiques et politiques, la transformation profonde de l’image générale du monde.
Quant à elle, avec l’avènement de la modernité l’Église doit faire face à monde dans lequel son enseignement n’est plus la norme du vrai et du faux, et où « apparaît un ordre des valeurs purement profane » (p. 51). L’auteur souligne avec talent comment la modernité exalte l’homme au détriment de Dieu, mais en même temps, comment l’homme perd sa place centrale dans la Création. Les conflits qui naissent avec la science ou la philosophie dessinent aussi dans l’Église de la Contre-Réforme une attitude apologétique qui n’est pas qu’un genre littéraire, mais aussi une attitude spirituelle.
Comme le titre de l’ouvrage l’indique, le point de mire de Guardini est de faire apparaître ce qui suit la modernité. Elle émerge de plus en plus nettement de la fumée où elle était encore dissimulée (l’ouvrage est paru en 1950 dans sa version allemande), sur les décombres de la seconde guerre mondiale. Loin de remplacer brutalement la modernité, ce qui la suit n’apparaît que progressivement et par touches successives. Ce qui annonce ce changement est la perte de foi dans la technique comme pure source de progrès. On prend conscience de cette ambivalence, pourtant présente dès le début de la modernité. Confronté à une responsabilité si écrasante et au décuplement de ses possibles, l’homme éprouve une solitude toujours plus extrême, ce qui a un effet primordial sur son attitude religieuse.
Nous ne détaillerons pas plus avant la pensée de Guardini ; tout au plus livrons-nous sa phrase conclusive, qui annonce La Puissance : « il est question ici d’une approche de la fin, elle est entendue non comme temporelle, mais comme essentielle, c’est-à-dire que notre existence approche de l’option absolue et de ses conséquences : des possibilités les plus hautes comme des périls les plus extrêmes » (p. 117). Ces « possibilités les plus hautes » sont donc le sujet de ce deuxième ouvrage qui pousse l’analyse : moins sur la décadence de la modernité, que sur cette ère de la puissance. Si l’on songe aux défis contemporains que posent les possibilités toujours plus infinies de la révolution numérique, de la tentation transhumaniste, ou le rejet du donné de la nature comme une atteinte à la l’auto-détermination absolue de l’individu, on voit à quel point l’analyse de Guardini autour de la notion de puissance était prophétique.
Typique de Guardini qui, comme prêtre, fut si actif auprès des apostolats de jeunesse, est la dernière partie, intitulée « Possibilités d’action ». Ces temps nouveaux peuvent nous désemparer, comme chrétiens, à bien des égards. On peut pourtant se fier à Romano Guardini : son analyse philosophique n’est pas une vaine complainte, mais parole de vie. On ne saurait donc trop recommander de le lire et de se mettre à son école : « Il ne s’agit pas ici d’un programme, mais de ce qui est juste et bien en chaque circonstance : ne pas laisser un être dans le besoin exposer d’abord sa demande, mais aller à lui et l’aider, exercer une fonction en accord avec la saine raison et la dignité humaine, énoncer une vérité lorsque le moment est venu, même si elle provoque la contradiction ou le rire, accepter une responsabilité lorsque la conscience en fait l’obligation » (p. 243).
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