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Enseigner aujourd’hui (2) : Quelle place pour les familles ?

Cet entretien fut publié pour la première fois le 30 décembre 2015.
Pierre de Laubier est devenu professeur par vocation tardive. Il a raconté son expérience de professeur de français et de latin au sein de l’enseignement catholique sous contrat dans L’École privée… de liberté – dont vous trouverez ici un compte rendu – et enseigne aujourd’hui l’histoire dans un collège libre. Il est aussi le rédacteur du journal satirique L’Aristoloche et du blogue Chronique de l’école privée… de liberté.

Cet article est le second d’une série d’entretiens portant sur la crise de l’enseignement français.

R&N : Un des reproches régulièrement adressés à l’enseignement actuel est la lourdeur de son administration, incapable de prendre en compte les élèves dans leur individualité. Quelle est donc la place des familles dans ce contexte ?

Pierre de Laubier : Nous avons vu que les relations entre parents et professeurs n’étaient pas faciles. Il devrait y avoir, et il y a en réalité, une cause commune entre les uns et les autres : c’est le carcan administratif qui fait que cette relation se traduit en conflit ! Il est vrai que l’enseignement public n’a jamais eu pour habitude d’associer beaucoup les parents à ce qui se passait à l’intérieur des murs de l’école. L’enseignement privé, par contre, s’est toujours targué de le faire et en parle beaucoup. Dans quelle mesure ces discours sont-ils suivis d’effet, c’est à voir au cas par cas. L’administration ne s’oppose pas frontalement à l’intervention des parents, quoique le jargon employé dans les circulaires et pour la rédaction des programmes suggère une volonté de se montrer obscur plutôt que clair ! On a introduit des représentants des parents (et des élèves), qui siègent par exemple aux conseils de classe ; ce n’est pas une mauvaise chose, même si une approche plus informelle me semblerait en réalité plus efficace (car les « représentants » élus ne représentent pas toujours ceux qu’ils sont censés représenter). Ce qui me semble essentiel est que les parents aient une connaissance exacte du contenu des programmes, des méthodes employées, et puissent rencontrer les professeurs sans difficulté ni retard. Cela dépend des professeurs et de la direction de l’établissement. Les associations de parents d’élèves doivent de leur côté expliquer aux parents le sens des réformes, et peuvent peser d’un certain poids face au ministre. Et là, c’est l’enseignement public qui emporte la palme. Car l’association des parents d’élèves du privé non seulement s’est arrogé un monopole de représentation, mais elle parle systématiquement d’une même voix, avec les mêmes mots, et souvent le même jour que le secrétariat général de l’enseignement catholique ! Or ce dernier est devenu en fait le serviteur loyal et zélé du ministre, qui ne manque jamais de lui accorder la récompense d’une décoration à l’issue de son mandat.

R&N : Là, comme ailleurs, on voit donc qu’il y a un déficit structurel. Quel est en somme le réel champ d’action des parents ?

Pierre de Laubier : L’intervention des parents dans les aspects strictement scolaires d’un établissement peut être reçue comme une intrusion. En réalité, elle n’est pas forcément facile, entre autres parce qu’ils ne sont pas forcément d’accord entre eux ! Ni même toujours souhaitable, car il faut bien que le directeur dirige, que les professeurs professent… Oui, il est important que les parents fassent entendre leur voix, et qu’il y ait des moments pour le faire. Mais chacun doit jouer son rôle, sinon personne ne s’y retrouve. À mes yeux, le moyen d’action le plus efficace dont les parents disposent est de voter avec leurs pieds (et, le cas échéant, leur portefeuille). C’est même leur devoir. Il est vrai que cette liberté de choix est presque anéantie par l’existence de la carte scolaire… L’enseignement privé y échappe, certes (bien que des clauses de non-concurrence non dites y existent parfois). Toutefois, en adoptant le collège unique (ce qu’il a fait avec empressement), ce dernier a commis une double faute. Non seulement la réforme Haby était absurde en elle-même, mais elle est en outre une atteinte à la liberté scolaire : prétendre que les parents peuvent choisir l’école de leur enfant, alors même que toutes ont le même programme et les mêmes manuels, c’est se moquer du monde. Et cette évolution est contraire aux traditions de l’enseignement catholique, qui avait su être éminemment divers, comme la variété des ordres enseignants (jésuites, maristes, salésiens, assomptionnistes, etc.) en est la preuve. L’enseignement catholique éditait d’ailleurs autrefois ses propres manuels, dont Voltaire et Rousseau n’étaient pas forcément les héros principaux !

R&N : Compte tenu de ce nivellement fondamental de l’enseignement, l’enfant peut-il vraiment encore être considéré comme une personne, comme un individu ?

Pierre de Laubier : Les établissements privés prétendent aujourd’hui encore porter à chaque élève une attention particulière. Je ne doute pas que beaucoup de professeurs du public comme du privé ne s’y efforcent, du point de vue humain. Mais du point de vue scolaire, ils ne le peuvent pas – ils ne le peuvent plus. Il ne suffit pas d’être gentil, il faut apporter à chacun ce dont il a besoin et pas autre chose. À un enfant allergique au gluten, mieux vaut donner d’un air rogue du pain sans gluten, que du pain avec gluten avec le sourire ! Une expression qu’on entend souvent est qu’on « prend les élèves là où ils sont, pour les emmener le plus loin possible ». C’est joliment dit, mais dès lors que l’existence du collège unique contraint tout le monde à suivre une seule et même route, qui ne convient en fait qu’à quelques-uns, et à la même vitesse puisque le redoublement est en voie de disparition, on n’emmène en réalité les élèves nulle part et on se paie de mots.

R&N : Les enfants doivent, en somme, entrer dans le moule ; se conformer bon gré mal gré aux seules voies d’éducation mis à la disposition des familles. Si on voulait aller plus loin, ne peut-on pas dire que l’école est devenue un pivot de l’étatisation de la vie privée ?

Pierre de Laubier : On dit que pour étudier l’état d’un pays, il faut observer en premier lieu ses finances et sa démographie. Le sexe et l’argent, pour le dire vulgairement ! Je dirais que l’étatisation de la vie privée se fait d’un côté par la fiscalité, qui prélève vos revenus quand vous les acquérez, vos biens quand vous les possédez et encore votre héritage quand vous le léguez. L’autre moyen d’étatisation de la vie privée est plus direct, c’est la destruction de la famille. Or, dans l’usurpation par le gouvernement des droits de la famille, l’enseignement a joué et joue un rôle important. Le remplacement du mot « instruction » par celui d’« éducation » est plus que révélateur à cet égard, il résume tout. Et désormais l’instruction publique, devenue éducation nationale, englobe l’éducation civique, sexuelle, affective, et pourquoi pas religieuse ? La carte scolaire, le collège unique, mais aussi le contenu de plus en plus tendancieux des programmes (qui n’a rien de neuf, mais s’est aggravé), trahissent la volonté de mainmise de l’État sur les enfants, au détriment des droits des parents. Le stade ultime de cette évolution est indiqué par l’affirmation de M. Peillon (empruntée à Robespierre) selon laquelle les enfants « appartiennent à l’État ». Cette expression fait bondir, mais elle ne fait que proclamer tout haut une intention déjà entrée dans les faits depuis longtemps. En dépit de la doctrine de l’Église, l’enseignement catholique n’a opposé aucune résistance à ce glissement sémantique et à cette mainmise, quand il ne s’en est pas fait le complice enthousiaste. Le journal de l’A.P.E.L., autrefois intitulé Famille éducatrice, s’appelle désormais Famille et Éducation : voilà qui en dit long ! Or l’éducation n’appartient qu’aux parents. Éduquer leurs enfants est leur « devoir » et leur « droit premier », a rappelé le concile de Vatican II. Le pape Jean-Paul II a qualifié ce droit d’« inaliénable », et le pape François ne dit pas autre chose en déclarant : « Il y a des erreurs que seuls les parents ont le droit de commettre. » Cette liberté est sérieusement écornée, voire confisquée, dans le public mais aussi dans le privé catholique, puisque les libertés laissées par l’État aux établissements ont été confisquées par les directions diocésaines. Ces droits et ces libertés, les parents doivent se battre pour les reconquérir, car on ne les leur rendra pas de bonne grâce.

R&N : Et pourtant, d’un point de vue strictement légal, la liberté d’enseignement n’est-elle pas garantie en France ?

Pierre de Laubier : En apparence. Mais on en revient aux finances : en instaurant le financement public de l’enseignement privé, par la loi Debré de 1959, l’État s’en est assuré la docilité. Elle était en fait acquise d’avance, et il a eu mieux que de la docilité : de la bonne volonté. Si bien qu’aujourd’hui, ceux qui voient le piège dans lequel ils sont tombés voient en même temps qu’ils ne peuvent pas en sortir… puisqu’ils sont dépendants financièrement. Et celui qui paie décide. La loi Debré était en fait une loi scélérate. Car, depuis la proclamation du monopole de l’instruction par Napoléon, les écoles libres avaient réussi à reconquérir leur place, puis à survivre aux entreprises du petit père Combes (dont, soit dit en passant, les filles étaient élevées chez les ursulines…). Mais la loi Debré en profitait pour réaffirmer la prééminence de l’État : « Selon les principes définis dans la constitution, l’État assure aux enfants et aux adolescents, dans les établissements publics d’enseignement, la possibilité de recevoir un enseignement conforme à leurs aptitudes dans un égal respect de toutes les croyances. » La loi ajoute aussitôt : « L’État proclame et respecte la liberté de l’enseignement et en garantit l’exercice aux établissements privés régulièrement ouverts. » Ce « régulièrement » a de quoi intriguer, car il veut dire : « conformément aux règles ». Mais c’est le législateur, autrement dit l’État lui-même, qui fixe ces règles ! Et, cette fois, il n’est pas dit qu’il s’agit d’une liberté constitutionnelle. Notons au passage que le « caractère propre » des établissements privés n’est qu’une notion vague, pour en arriver à la dernière disposition de l’article premier de cette loi, qui stipule que « tous les enfants sans distinction d’origine, d’opinions ou de croyances, y ont accès ». Voilà une disposition intéressante. Jusqu’à présent, on a laissé aux écoles le loisir de recevoir les enfants dans l’ordre de leur choix, et de prendre en priorité, par exemple, les catholiques ; mais la loi ne le permet pas explicitement. Elle pourrait même être interprétée comme le devoir d’admettre les enfants, par exemple, dans l’ordre d’arrivée des demandes d’inscription. Toutes ces dispositions, ajoutées à la substitution de l’« éducation » à l’« instruction », ont mis tous les moyens en place pour ce qui n’est pas une intrusion dans la vie privée, mais, comme vous le dites bien, une étatisation de celle-ci.

R&N : Ce processus n’est pas neuf, on l’a bien vu. Pourtant, on a la nette impression que plus il se renforce, moins il rencontre de résistance. Les parents n’ont-ils pas volontiers, par adhésion ou par confort, abandonné leurs prérogatives d’éducateurs exclusifs à l’État ?

Pierre de Laubier : Quand on observe le comportement de certains enfants, on songe en effet que leur éducation n’a pas dû beaucoup fatiguer les parents ! C’est, pour l’essentiel, le résultat du relâchement des mœurs et des comportements qui a commencé en 1968. Le joyeux désordre des années soixante-huitardes avait quelque chose de débraillé, d’insouciant et de fleur bleue qui pouvait séduire. Mais, une fois les illusions dissipées, il n’en reste plus qu’un laisser-aller dont la seule limite est un esprit matérialiste, utilitariste et égoïste : du moment que les enfants font de bonnes études et trouvent un travail, le reste – la vie morale et spirituelle, la culture, voire les bonnes manières – importe peu. Si bien que certains parents se déchargent de ces tâches ingrates sur l’école. Or la mission de celle-ci se borne (en principe) à l’instruction et n’englobe pas l’éducation, sauf, à la rigueur, dans ses aspects les plus élémentaires. Vous parliez d’étatisation : on voit là s’accomplir la prophétie de Tocqueville, remarquable par sa lucidité comme par son style. Les hommes, dit-il, sont soumis à un « pouvoir immense et tutélaire », qui « ne cherche… qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ». Et il termine ainsi : « Que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? » On en est là.

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