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Les croisades : déchaînement de barbarie ou guerre juste ?

Dans le cadre du dossier de ce mois, qui traite de la violence dans son articulation avec l’esprit fondamentalement pacifique de l’enseignement divin, il est pertinent de revenir sur l’un des exemples les plus brillants de ce que l’Église a appelé « guerre juste », et qui est même à l’origine de l’effort de définition qui a donné naissance à ce concept : les croisades

Bien évidemment, le mot « croisade » évoque aux oreilles de nos contemporains, dans leur immense majorité, une atrocité innommable, la cruauté dans son incarnation même, et, pour le résumer, la preuve parfaite de l’inhumanité de l’homme occidental chrétien. À titre d’exemple, nous livrons ici le texte imprimé sur la quatrième de couverture du livre Les croisades vues par les Arabes d’Amin Maalouf, qu’on a connu mieux inspiré par le passé :

Juillet 1096 : il fait chaud sous les murailles de Nicée. A l’ombre des figuiers, dans les jardins fleuris, circulent d’inquiétantes nouvelles : une troupe formée de chevaliers, de fantassins, mais aussi de femmes et d’enfants, marche sur Constantinople. On raconte qu’ils portent, cousues sur le dos, des bandes de tissu en forme de croix. Ils clament qu’ils viennent exterminer les musulmans jusqu’à Jérusalem, et déferlent par milliers. Ce sont les « Franj ». Ils resteront deux siècles en Terre sainte, pillant et massacrant pour la gloire de leur dieu. Cette incursion barbare de l’Occident au cœur du monde musulman marque le début d’une longue période de décadence et d’obscurantisme. Elle est ressentie aujourd’hui encore, en terre d’islam, comme un viol.

De telles affabulations sont abasourdissantes, pour qui connait les faits historiques que nous tenterons de résumer dans cet article. Ils sont la preuve d’une manipulation idéologique, qui s’insère bien dans le vaste projet d’agression et de destruction de la conscience chrétienne de l’Occident moderne.

Pour éclairer le lecteur sur la raison d’un décalage si flagrant entre la réalité et sa représentation, souvenons-nous de l’influence néfaste, comme toujours, de Voltaire, qui, incapable au dernier point de comprendre l’histoire, décrète en 1756, que les croisades eurent pour objectif d’agresser le monde mahométan, et de faire disparaître le mahométanisme (que l’on s’entende : le chrétien doit vouloir la fin de la fausse religion inspirée par le diable, mais jamais il n’a pris pour ce faire le moyen de la guerre). De même, toute une école littéraire anglaise, notamment autour de Walter Scott, romance à outrance une histoire mal connue, et fait de l’Occident chrétien un agresseur ignare, tandis que les populations musulmanes, pacifiques et éduquées, se parent de toutes les qualités de loyauté, courage et grandeur d’âme. La figure de Saladin, notamment, magnifiée par Walter Scott, fit l’objet d’un culte romantique qui atteint jusqu’au Kaiser Guillaume II, alors que les populations Arabes du Moyen-Orient l’avaient tout à fait oubliée.

C’est seulement à travers l’historiographie biaisée des occidentaux que les Arabes redécouvrirent l’histoire de cet homme, que nous commenterons plus avant dans notre article, et commencèrent à faire de lui l’image de la résistance locale aux barbares chrétiens. La statue de Damas qui le représente terrassant Guy de Lusignan et Renaud de Chatillon date de 1992. Tandis que le nationalisme arabe instrumentalisait ces idées neuves et en faisait le premier exemple de colonialisme chrétien, au cours de la seconde moitié du XXe siècle, l’Occident, porté sur la repentance, accepta sans discuter cette nouvelle faute de son passé ; et on en vint, comme encore aujourd’hui, à brandir les « croisades » à chaque fois que quiconque osait contester l’idée que l’islam est une religion pacifique et tolérante.

On sait pourtant que les Papes ne prêchèrent jamais les croisades pour étendre la puissance des pays occidentaux (qui les gênaient plus qu’autre chose dans l’exercice de leur autorité temporelle sur leurs états pontificaux, voire sur le reste du monde) : les croisades avaient pour but d’assurer la sécurité des pèlerins qui se rendaient en Terre Sainte pour y vénérer le sol que foulèrent les pieds du Seigneur avant Sa Passion. Cette sécurité était depuis quelques temps mise en grand danger par les Turcs seldjoukides, qui, ayant pris en 1078 la ville de Jérusalem aux Arabes fatimides, massacraient depuis lors systématiquement les chrétiens qui tombaient sous leur domination. Fera-t-on donc aux chrétiens le reproche d’avoir défendu leurs fidèles d’une mort certaine ? Soyons sérieux.

Certes, un but noble ne suffit pas à rendre une guerre juste aux yeux de la foi chrétienne. Encore faut-il que la force employée à l’endroit de l’adversaire ait pour seul but de protéger ceux qui en ont besoin, et rien de plus. Là encore, l’esprit moderne a beaucoup de choses à raconter sur le comportement des croisés, et, comme d’habitude, elle se trompe dans les grandes largeurs. Que n’entend-on pas sur les bains de sang gratuits qu’ont fait couler les croisés dans leur enthousiasme sans pareil à ôter la vie des infidèles, la mise à mort de toutes les femmes et les enfants tombés sous leurs mains, ou, mieux encore, la cupidité de rufians venus en Terre Sainte uniquement pour trouver les richesses qui se refusaient à eux.

Que les affrontements aient été violents, personne n’en doute. Il y a cependant un gouffre entre cette observation évidente et la représentation courante, véhiculée par rien moins que Bill Clinton, à la suite des attentats du 11 septembre, croyant savoir que lors de la première prise de Jérusalem en 1099, les croisés avaient du sang « jusqu’aux genoux ». Rien, de l’historiographie de la première croisade, ne permet de soutenir cette affirmation venue d’une mauvaise interprétation d’une citation de l’Apocalypse (et il y aurait là de quoi faire des commentaires salés sur les conséquences de la disparition de la culture religieuse), que chacun sait être proprement fantaisiste au regard de données scientifiques évidentes. L’exemple unique, souvent brandi par ceux qui ont un peu plus approfondi leur détestation du christianisme, de massacre perpétré par les croisés est celui de la ville de Saint Jean d’Acre, où, après des combats qui s’étalèrent sur plus de quatre ans, les croisés, en 1191, parvinrent à un accord qui prévoyait la reddition de la Vraie Croix et la restitution du Royaume de Jérusalem tel qu’il était avant la campagne de Saladin de 1187, en échange de la liberté de la garnison mahométane de la ville. Saladin, espérant la venue d’une armée pour l’aider à renverser la situation, retarda l’échange, et le roi Richard Ier d’Angleterre, pour éviter le piège et parvenir à ses fins, fit exécuter ses prisonniers. Extrapoler d’un seul exemple bien complexe la furie sanguinaire de tous les soldats croisés est là encore bien une manipulation faite aux faits historiques.

Qu’on n’oublie pas, à ce sujet, que Saladin, généralement perçu comme le parangon des vertus de loyauté et de tempérance dont auraient si cruellement manqué les chrétiens, fut en réalité un boucher sans pareil. Avant de venir mettre ses capacités à profit en Palestine, cet homme fut gouverneur militaire de l’Égypte, où, en bon adepte du mahométanisme sunnite, il fit massacrer l’intégralité de la population chiite qu’il trouva.

Quant aux richesses trouvées sur place, n’oublions pas, tout d’abord, qu’elles appartenaient, originellement, aux populations chrétiennes présentes sur place depuis l’aube du christianisme, et n’étaient tombées dans les mains des mahométans qu’à la faveur d’une invasion militaire sans précédent, dont nos redresseurs de torts historiques pourraient aussi faire quelque cas si l’envie leur en prenait. Par ailleurs, les quelques occurrences où mention est faite des richesses de Jérusalem comme raison d’entreprendre la croisade, comme dans le discours d’Urbain II à Clermont en 1095, sont surtout des arguments donnés par les prêcheurs pour prouver à leur auditoire qu’ils pourront rembourser le coût de leur expédition. Le fait est que, financièrement, c’est plutôt vers de lourdes pertes, et même la ruine, que s’acheminaient les croisés, souvent nobles et donc peu susceptibles d’envier les richesses d’ailleurs : partir en Terre Sainte impliquait de se vêtir pour la guerre, de payer le voyage extrêmement long et laborieux depuis l’Europe occidentale, et d’avoir de quoi se nourrir sur toute la durée de l’expédition. Enfin, nous rappellerons que selon bien des sources, notamment en raison de la durée des voyages, les croisés, loin d’être stupides comme on voudrait parfois les dépeindre, avaient bien conscience qu’ils avaient peu de chances de revenir vivants de la croisade, ce qui met un point final aux élucubrations représentant le croisé rêvant à une vie passée à se prélasser dans des richesses sans fin une fois revenu au pays.

C’est bien là qu’est l’incompréhension la plus radicale du monde moderne vis-à-vis des croisades : les soldats savaient qu’ils se dirigeaient vers une mort plus que probable, et, dans la plupart des cas, l’espéraient. La croisade était vue comme le moyen pour les hommes de se sanctifier en accomplissant la volonté de Dieu, et de faire une œuvre de pénitence –ce que représente bien la croix cousue sur leur habit, qui est bien plus un symbole de conversion et de repentance que la sorte de slogan identitaire que voudraient y voir les modernes si facilement offensés. On allait à la croisade pour y mourir à la vie du monde et pour acquérir la vie éternelle en se rapprochant de Dieu, non pas géographiquement, mais spirituellement, en abandonnant tout pour l’âpre vie qu’imposait la guerre dans une terre lointaine.

Bien évidemment, c’est sur ce point que l’esprit du siècle est le plus incrédule, et, partant d’un fait qui n’existe que dans l’histoire des mahométans, et qui leur rappelle vaguement les autres sornettes qu’ils ont entendues sur l’Inquisition, les adversaires de la foi prétendent que les chrétiens d’alors se figuraient pouvoir gagner le paradis en convertissant de force ou en tuant des mécréants. Peu importe que la conversion forcée soit tenue pour nulle par les canons les plus anciens de l’Église et que les différents papes du premier millénaire aient maintes fois condamné de telles pratiques, ignorant tout de ce que dit la foi chrétienne sur la liberté humaine de choisir Dieu et sur l’appartenance de la vie à Dieu, les incultes se complaisent dans les portraits habituels qu’on fait du christianisme, en ordre social brutal et sectaire.

Aucun musulman ne fut converti de force durant les croisades, car leur objectif militaire était purement stratégique, géopolitique, dirions-nous aujourd’hui, tandis que leur signification spirituelle était cantonnée au salut individuel de ceux qui y prenaient part. Quant aux violences commises, parfois excessives, parfois gratuites, nous nous contenterons de rappeler que les soldats qui partirent en croisade étaient des hommes, ni plus ni moins, en rien différents de ceux qui les accusent de tous les maux aujourd’hui : ils étaient faillibles à toute sorte de tentation –il serait vain de le nier. Mais ces violences ne furent jamais l’objet des croisades, jamais elles ne furent commanditées par des ecclésiastiques fous à lier. La croisade, telle qu’elle fut prêchée, telle qu’elle aurait dû, dans l’idéal, être appliquée, est essentiellement une réponse du monde chrétien à la violence sans borne d’envahisseurs mahométans ; une réponse nécessaire, et ajustée à la nature de la menace qui la suscitait, ce qui renvoie aux définitions de la guerre juste, que les autres articles de notre dossier explicitent plus avant.

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