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Dans le rite byzantin, la vigile de Noël est constituée d’un office de vêpres qui aboutit à la liturgie eucharistique de saint Basile le Grand. La série d’hymnes chantées au lucernaire se termine par un texte écrit par sainte Cassienne de Constantinople, moniale restée célèbre comme hymnographe, et qui fut au cœur de la tourmente iconoclaste du IXe siècle. Sainte Cassienne est l’une des plus illustres représentantes de la tradition byzantine qui consiste à insérer dans la structure des offices, psalmique, des compositions versifiées qui expriment le sens théologique de la fête du jour, en s’appuyant sur l’exégèse patristique. Voici le texte de cette hymne :
Auguste régnant seul sur la terre, la multitude des pouvoirs des hommes avait cessé, et Ton incarnation de la Toute-Chaste abolit la multitude des faux-dieux ; les cités étaient soumises à un seul règne universel, et les nations crurent en une seule divinité souveraine ; les peuples étaient recensés suivant le décret de César, et c’est sous le nom de la divinité que nous, Tes fidèles, fûmes inscrits, ô notre Dieu qui Te fis homme. Grande est Ta miséricorde, gloire à Toi.
Ce stichère établit donc un parallèle entre la situation géopolitique de l’Empire romain et de son voisinage immédiat et l’effet qu’a eu la venue du Christ sur terre. Tout d’abord, le règne monarchique (le mot grec que traduit « régner seul » ici est précisément le verbe monarcheô) du premier empereur romain est présenté comme une annonce de la fin de la multiplicité des cultes, qui est, selon la tradition vétéro-testamentaire comme patristique, la marque des démons (eidôloi, qui a donné le mot « idole »). C’est donc ensuite l’unité de l’humanité autour du Dieu d’Israël qui est annoncée, autant comme affirmation de l’unicité de l’essence divine que comme préfiguration de la réconciliation de toute la création en la Personne de Jésus-Christ. Enfin, est associée au recensement décrété par César la perspective du salut par la foi, puisque les noms « inscrits » font référence au« livre de vie » de l’Apocalypse, qui énumère les élus (Ap. 17, 8).
Bien sûr, les Évangiles et le reste du Nouveau Testament ne nous disent pas que la conversion au christianisme se fit au moment de la Nativité du Sauveur : quelques bergers des environs, les mages venus L’adorer ; c’est à partir de la Pentecôte, naturellement, que l’on peut parler de conversion de masse, des 3000 témoins du discours de saint Pierre (Ac. 2, 14-41) aux régions évangélisées par les apôtres, et finalement à la conversion de l’Empire romain au cours du IVe siècle. Conformément à la tradition hymnographique dans laquelle elle s’inscrit, sainte Cassienne présente une vision récapitulée de l’histoire du salut, que l’on retrouve dans les hymnes et tropaires de toutes les fêtes despotiques et mariales du calendrier byzantin : chaque événement fêté contient en soi une préfiguration de la Pâques du Seigneur et de la Rédemption, du plus lointain, comme la Nativité de la Vierge, au plus évident, comme la Transfiguration.
Il y a un autre aspect de ce rapprochement qu’il nous faut souligner : l’évangile de saint Luc, qui est celui qui s’intéresse le plus en détail à ce qui précède la mission de Jésus, insiste bien, comme le stichère proposé plus haut, sur le contexte politique de la Nativité : si le roi Hérode, tueur d’enfants, règne sur Israël, le pouvoir effectif est bien dans les mains de Romains, qui ont imposé sans partage leur domination dans cette région du monde depuis longtemps convoitée par différents empires. Le décret de recensement ne manifeste pas seulement la puissance d’un état capable de faire déplacer des populations gigantesques sur tout son territoire : il suppose aussi un niveau de raffinement politique et institutionnel encore jamais vu. L’héritier de Jules César n’est pas appelé par son nom, Octave, mais par le titre flatteur qu’il s’est donné : Auguste. Quoique l’histoire permette de relativiser la première phrase qui prétend que son règne s’étendait à « toute la terre », la domination militaire, avec la prospérité qui en résultait, de Rome sur le pourtour méditerranéen et son voisinage ne laisse pas de surprendre, aujourd’hui encore, par son étendue et sa longévité.
Or, de par l’unification culturelle et surtout politique qui se fit, dès la République, sous l’égide de Rome, le monde chrétien, et notamment sainte Cassienne, sait bien à quel point la diffusion de la parole évangélique à travers le réseau des villes de l’empire, qui permettait une grande liberté de mouvement, a joué un rôle prépondérant dans la préparation de la conversion du saint empereur Constantin. Notre hymne souligne donc aussi, en filigrane, la présence de la Providence dans l’Incarnation au sein de l’histoire : le Christ est né non pas au hasard, mais à une date qui nous dit quelque chose du dessein de salut du Créateur. Il n’est pas anodin, d’ailleurs, que la dernière phrase de ce texte contienne un rappel de la « miséricorde » de Dieu, alors que selon la tradition hymnographique, ce n’est pas le seul élément qui peut figurer à la fin d’une hymne : la miséricorde de Dieu s’inscrit dans un dessein de salut, que les Grecs appellent oikonomia, et qui manifeste la volonté dès avant la Création de sauver et de déifier la créature, dont la chute est connue de la Prescience divine.
L’Empire romain apparait dés lors comme l’un des nombreux événements et soubresauts de l’histoire par lesquels Dieu fait progresser Son dessein de salut. On pourrait remonter jusqu’à l’inondation du bassin de la mer Noire, vers -5500, qui correspondrait à l’épisode du déluge, quoique cette hypothèse historique soit incertaine. L’endurcissement du Pharaon, quant à lui, est interprété par saint Jean Chrysostome comme le moyen qu’emploie Dieu pour donner à Son peuple élu la conscience de la bienveillance qu’Il lui témoigne, et poser les bases de l’Alliance ancienne. De même, la première dévastation de Jérusalem et la captivité babylonienne sont une étape de l’histoire non seulement politique mais aussi spirituelle du peuple hébreu, puisqu’elles permettent l’apparition de la synagogue, qui complémentera symboliquement et rituellement le Temple dans les fondations du culte chrétien, des siècles plus tard. L’Empire romain, tout d’abord, révèle, par l’oppression politique qu’il met en place, la décadence du peuple élu, qui s’éloigne progressivement de Dieu, soit par le pharisaïsme, soit à l’inverse par l’abandon de la loi rituelle, qui manifeste l’Alliance. Il permet aussi, paradoxalement, la mise en contact culturel des Juifs avec un grand nombre de peuples, proches comme lointains. Ainsi, c’est sous un Lagide, héritier de l’empire d’Alexandre le Grand, que la Septante, actualisation divinement inspirée [1] de la tradition scripturaire [2], est traduite ; l’Empire romain en permettra une large diffusion. On sait ainsi que parmi les premiers convertis au christianisme issus des Nations se trouvaient les Gentils, ces païens admiratifs de la religion monothéiste et hautement spirituelle des Juifs, mais néanmoins trop rebutés par les lourdeurs rituelles de la Loi ancienne pour se convertir au judaïsme.
A la lumière de cette exégèse de l’histoire, c’est, non seulement l’expansion politique de l’empire, mais aussi tout ce qui fait sa splendeur que l’on doit chercher à voir en rapport avec l’événement de l’Incarnation. Des Grecs païens, le christianisme reprit autant le vocabulaire métaphysique que le vocabulaire rituel ; le vocabulaire seulement, et non le contenu de la pensée, radicalement incompatible avec la Révélation venue d’en-haut, mais ce vocabulaire permit l’élaboration d’une compréhension droite de la Trinité révélée dans les eaux du Jourdain, tout comme le développement fulgurant d’un culte divin centré sur l’élévation du noûs vers le mystère divin. Des Latins, le christianisme reprit la précision et la rationalité de l’organisation, qui permit d’établir dès les premier siècles une ecclésiologie équilibrée, qui résista longtemps aux intrusions du politique et de la vie du monde dans les choses spirituelles, et y résiste encore aujourd’hui théoriquement. On aime, dans certaines traditions teintées de paganisme, à faire de ces caractéristiques la marque de la supériorité des Grecs et des Latins, et partant, de la race européenne sur le reste du monde. La lecture toute spirituelle que sainte Cassienne fait du kairos de l’Incarnation permet de réconcilier cette donnée avec la sentence apostolique selon laquelle « en Christ il n’y a plus ni Juif ni Grec » (Gal. 3, 28) : l’Eternel qui, au sein de l’histoire, prépara au sein de Son peuple la venue de Son Fils et Sa mort salvifique, n’a-t-Il pas aussi suscité chez certains peuples le génie qui permettrait à l’esprit humain de recevoir et de répandre la bonne nouvelle ? Le saint apôtre Paul dit encore : « Pour moi, que je sois gardé de me glorifier en autre chose que dans la Croix de notre Seigneur Jésus-Christ » (Gal. 6, 14). Toute intelligence vient de Dieu, et tout don ; Celui qui nous a donné un Sauveur est aussi Celui qui nous a donné les moyens de Le suivre et de L’annoncer.
[1] On lira avec profit à ce sujet l’introduction que l’archimandrite Placide (Deseille) donne à sa traduction en français du Psautier de la Septante.
[2] C’est pourquoi le seul document qui fait autorité encore aujourd’hui dans l’Eglise orthodoxe est la Septante ; la tradition massorétique, dont sont absents certains traits prophétiques relatifs à la personne du Christ, est par ailleurs soupçonnée d’avoir subi des amendements à l’époque où le Talmud se constitue, dans le cadre du combat pour s’affirmer contre les communautés chrétiennes qui gagnaient en influence depuis la deuxième moitié du Ier siècle.
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