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Un de nos maîtres

« La France déboussolée et occupée était un repère de maîtres à penser : professeurs, prêtres, officiers en rupture de service, responsables de mouvements de jeunesse… Chacun expliquait où se trouvait le devoir. Malheureusement, sa nature changeait avec l’interlocuteur. Les plus jeunes, dont j’étais, ressemblaient à de la limaille de fer attirée par l’aimant le plus proche ».

Ainsi Hélie Denoix de Saint Marc décrivait-il l’état d’esprit qui prévalait dans son entourage, lorsqu’à 19 ans, il prit la décision de rejoindre la Résistance, pour lutter à son humble niveau, et avec toute la fougue généreuse de sa jeunesse, contre l’occupant allemand. Presque soixante-dix ans plus tard, la France n’est certes pas livrée à des armées étrangères, mais face à la grisaille contemporaine, la perte évidente de certaines valeurs fondatrices et la médiocrité affichée de nos élites politiques et médiatiques, l’ancien jeune résistant bordelais est à son tour devenu progressivement un de ces maîtres à penser, « l’icône d’un pays en mal de références  », selon l’article du Figaro qui lui était consacré hier – et qui tranche avec le service minimum indigne des autres médias.

Hélie de Saint Marc était toutefois réticent à se présenter comme tel : « je ne veux ressembler ni de près ni de loi à un directeur de conscience, à un gourou. (…) vous m’inquiétez un peu, parce que vous m’interrogez comme si j’étais un penseur ! » s’exclamait-il dans un entretien à Famille Chrétienne. Il ne dissimulait ni ses incertitudes, ni ses interrogations. Catholique pratiquant, il faisait sienne la formule de Bernanos : « une heure de foi profonde pour vingt-trois heures de doute ». « Que dire à un jeune de vingt ans ?  » se demandait-il encore, dans ce texte, écrit, dit-on, en 2008, et qui se diffuse depuis largement.

« Quand on a connu tout et le contraire de tout, quand on a beaucoup vécu et qu’on est au soir de sa vie, on est tenté de ne rien lui dire, sachant qu’à chaque génération suffit sa peine, sachant aussi que la recherche, le doute, les remises en cause font partie de la noblesse de l’existence. Pourtant, je ne veux pas me dérober… » Hélie de Saint Marc ne s’est jamais dérobé : résistant, il fut arrêté et déporté. Il rentra vivant de l’enfer de Buchenwald. Très vite engagé dans la Légion étrangère, il servit pendant la guerre d’Indochine, notamment à la tête de partisans vietnamiens pro-Français, dans le Tonkin. L’abandon de ces derniers à la vengeance des communistes par les troupes françaises fut un drame personnel, qui l’influença plus tard en Algérie : refusant de rééditer cette forfaiture à l’encontre des Harkis, il participa au putsch avorté des généraux de 1961, et en paya le prix. On enferma son corps, mais pas son âme. « Ma génération n’a pas été en reste d’une trahison » disait-il : face au mensonge, aux idéologies et à la violence des appareils d’Etat, Hélie de Saint Marc fut jusqu’au bout un homme libre et fidèle à ses convictions. Résistant, guerrier de la conscience, il le demeura, et poursuivit la lutte en témoignant.

C’est à dix-huit ans que j’ai lu pour la première fois Les Champs de braise, ses mémoires publiées en 1995. Un chef scout nous en avait distribué des extraits, pendant nos camps et nos réunions, et cela nous avait enthousiasmé. Ces années-là, nous parlions de la crise économique comme quelque chose d’imperceptible. La politique était décevante. L’Eglise commençait à être la cible de campagnes médiatiques en cascade, sur des sujets d’autant moins futiles qu’ils avaient un impact concret et disproportionné dans les discussions familiales et les couloirs de lycées publics, où l’on méprisait le « catho de service ».

Notre génération a été éduquée par nos parents, par l’Eglise, mais aussi, pour beaucoup, par le scoutisme. Sa bonne sève nous infusait des valeurs, une énergie, des amitiés et une soif d’apprendre et de servir. Comment et pourquoi, nous ne le savions pas encore. Je me souviens d’enseignements et de conférences qui semblaient vains : trêve de bavardages, nous étions si brûlants d’y aller, de créer quelque chose ! Même sentiment sur les bancs de facs, en prépa, ou à Sciences Po. Mais il fallait passer par cette étape nécessaire, prendre le temps de la formation.

« Se former » était un des maîtres-mots de nos chefs. Lorsque nous le sommes devenus à notre tour, nous nous sommes plus que jamais sentis dépositaires d’un héritage. Nous avons pu mesurer à quel point la transmission, l’exemple donné aux plus jeunes, est avant tout un service, qui se mûrit d’année en année, par l’expérience vécue, et qui nécessite une humilité sans cesse renouvelée. « Il ne faut pas s’installer dans sa vérité et vouloir l’asséner comme une certitude, mais savoir l’offrir en tremblant comme un mystère ».

Au seuil de notre vie d’adulte, le mythique commandant de la Légion étrangère fut un modèle d’une grande inspiration. Ses écrits étaient, et sont toujours, une ressource immense dans nos quotidiens laborieux. Ils prenaient aux tripes, suscitaient le courage, l’élévation de l’âme. Ils évoquaient le sens du devoir, l’honneur, la fidélité, l’amour, la beauté, l’affection. Nous ne l’avions pas rencontré, nous ne l’avions pas entièrement lu, mais nous nous sentions proches de lui, sympathisants de tout ce qui l’accompagnait : la plus grande France, le dévouement, la fidélité à ses rêves de jeunesse. Pour beaucoup d’entre nous, Hélie de Saint Marc fut un héros, un de nos maîtres.

Il ne faut pourtant idéaliser personne, ni ses parents, ni ses maîtres, ni celui ou celle que l’on aime. Nous sommes tous pécheurs. Le Christ lui-même S’est incarné. Ce mystère nous permet de ne pas se méprendre sur la nature de ceux que nous admirons et aimons, il nous permet aussi de faciliter le pardon, ou la compréhension, que nous devons leur accorder.

Il disait encore : « Je crois beaucoup à la vertu du levain. Je pense qu’il y a dans notre société des minorités agissantes qui peuvent faire lever la pâte tout entière par leur qualité morale, intellectuelle et religieuse. Le défi de notre époque est peut-être de retrouver un sens à l’existence humaine, au-delà d’un matérialisme envahissant. Ce sens, on peut le trouver dans la générosité, la noblesse, dans cette mystérieuse et miraculeuse beauté qui passe à travers le monde. On peut le trouver dans la création d’une famille, dans son métier, dans le service des autres. On peut aussi le trouver au service de la spiritualité, parce que les forces de l’esprit sont les plus hautes valeurs.  »

Il craignait « la fièvre de paraître » et fuyait « les cercles où se pratique l’autosatisfaction ». Il prêchait la lucidité et la modestie : « Je crains les êtres gonflés certitudes. Ils me semblent tellement inconscients de la complexité des choses… Pour ma part, j’avance au milieu d’incertitudes. J’ai vécu trop d’épreuves pour me laisser prendre au miroir aux alouettes ». Il appelait à l’action, éclairée par la conscience et le cœur profond : « A l’heure des choix, les hommes adorent employer le futur ou le futur antérieur. Je ferai ou J’aurai fait sont des phrases creuses sur l’échelle des valeurs humaines. Quand il faut solder les comptes, je préfère le passé ou le présent. Je fais ou J’ai fait.  »

Il parlait du courage, « et surtout celui dont on ne parle pas et qui consiste à être fidèle à ses rêves de jeunesse. »

Hélie de Saint Marc n’a pas besoin de funérailles nationales dignes d’un maréchal d’Empire. Il repose dans les panthéons intimes des nombreuses personnes qui se sont laissées touchées par son témoignage. Sans doute lui plaira-t-il, depuis le Ciel que nous prions Dieu de lui accorder, de voir qu’il continue d’édifier et d’inspirer, à travers des livres, des articles, des citations transportées dans des portefeuilles, comme le faisaient tant de soldats qui montaient à l’assaut, parfois avec des fragments d’Évangile, parfois aux côtés d’une photo aimée.

Qu’il continuera d’exhorter à « l’honneur de vivre ».

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