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Un régime politique, fût-il monarchique, ne serait pas légitime si ses dirigeants sont corrompus et n’obéissent qu’à des intérêts particuliers, ou trahissent la loi naturelle. La légitimité d’un régime ne se mesure pas à l’aune de ses institutions, qu’elles soient républicaines ou monarchiques, mais à l’aune du respect du bien commun. Il s’agit de se départir de l’idée selon laquelle c’est la forme des institutions qui fonde un ordre juste ou injuste : l’ordre social prime, la question du régime vient ensuite.
« L’idée que la quantité de mal qui ronge la vie des âmes et des sociétés puisse être balayée par un changement de régime politique est une idée enfantine qui n’a pas de poids mais qui peut faire couler inutilement des fleuves de sang. La raison en est évidente. Une nation ne peut basculer par miracle dans le camp d’une politique de lumière ; il faudrait des chefs et des administrateurs qui soient eux-mêmes éclairés des lumières qu’ils veulent répandre. » [1]
Ces mots de Dom Gérard Calvet, dans son bel ouvrage Demain la Chrétienté, sont éloquents ; il est inutile de placer ses espoirs ni en un homme providentiel, ni dans un changement de régime politique. C’est une tendance bien française de croire en l’homme providentiel, mais un tel homme ne serait certainement pas suffisant pour établir une politique qui soit pérenne, qui porte du fruit ; une politique de long terme. Une fois l’homme providentiel mort ou la monarchie restaurée, quel aura été le véritable changement si les esprits sont restés les mêmes ? Jean Ousset disait qu’il ne sert à rien de prendre le pouvoir à midi si c’est pour le perdre à midi une. Il en est de même pour un changement de régime politique : la conversion politique d’une nation n’est pas une affaire d’institutions, mais une affaire d’idées. C’est l’ordre social qui prévaut. Dom Gérard l’écrivait très bien : « L’esprit engendre les moeurs, les moeurs appellent les institutions. »
C’est donc l’esprit qui mène aux bonnes institutions, et non le schéma inverse : changer les institutions, la forme du régime, ne rend en rien les citoyens plus vertueux. Cette sempiternelle question du meilleur régime est même typiquement Moderne. Pour la pensée classique - c’est-à-dire chez les Anciens et les chrétiens, pour simplifier -, la forme du régime importe peu : le premier critère est celui du « bien vivre », du bien commun (l’intérêt général dit-on aujourd’hui). C’est en fonction du respect ou non de ce bien commun par les gouvernants que le régime est dit légitime ou non.
Aristote sait d’ailleurs se montrer très relativiste en matière de régime : sa recension des différentes constitutions durant ses voyages le porte à considérer qu’il n’y a pas de régime parfait, mais uniquement des régimes adaptés aux circonstances propres à chaque peuple. S’il se dit favorable à un régime mixte, il n’en fait pas un absolu et maintient, comme saint Thomas d’Aquin le fera à sa suite, le respect du bien commun pour discerner la légitimité d’un régime.
Pour la pensée classique en effet, la légitimité d’un pouvoir est subordonnée à l’accomplissement de son telos, c’est-à-dire de la finalité propre à chaque être ou corps social. Or la fin du politique demeure l’accomplissement du bien commun : tel doit être le critère de légitimité d’un régime. Dans la pensée moderne, qui nie la nature des choses et fait de l’individu sa seule fin, le critère de légitimité est inverse. La légitimité du régime est désormais soumise aux seules procédures de désignations de gouvernants : le vote. Pour le dire autrement, si le peuple vote selon les règles définies mais élit un homme corrompu, le régime sera tout de même considéré comme légitime, même s’il ne tend pas vers sa fin qui est la recherche du bien commun. Dans le monde moderne, le critère de la quantité (le nombre de gouvernants - un, plusieurs ou le grand nombre) prévaut sur le critère de qualité (le bien commun).
C’est pour cela qu’un régime ne respectant pas le bien commun peut se voir renversé. En ce sens, la droite catholique doit rompre avec sa furieuse manie du légalisme, et comprendre avec Péguy qu’« il y a des ordres injustes qui cachent les pires désordres » : rien n’oblige à cautionner un régime ne respectant plus le bien commun, ni à obéir à ses lois si elles ne sont pas conformes à la loi naturelle.
Dans sa Somme théologique, saint Thomas d’Aquin rappelle bien que la loi a pour caractéristique intrinsèque de tendre vers le bien commun. Si ce n’est pas le cas, ce n’est tout simplement pas une loi, écrit-il en citant saint Augustin : « Des lois de cette sorte [injustes] sont plutôt des violences que des lois, parce qu’ ’’une loi qui ne serait pas juste, ne paraît pas être une loi’’ selon le mot de saint Augustin. Aussi de telles lois n’obligent-elles pas au for de la conscience à s’y conformer, sinon peut-être pour éviter le scandale et le désordre. » [2]
Il est donc éminemment Moderne de ne considérer la politique qu’à travers le prisme d’un régime et d’institutions. Mettre l’accent sur la forme du régime est une façon d’évacuer la question du bien commun, en s’en remettant exclusivement à l’efficacité supposée intrinsèque des institutions. C’est évidemment l’ordre social qui importe, penser autrement, c’est penser avec le même prisme moderne du contractualisme.
Certes, un régime n’est pas neutre. Il est forcément coloré d’un esprit, d’une idéologie sous-jacente. Mais ce n’est pas de la nature du régime que vient cette coloration, c’est même l’inverse. Une monarchie n’est pas chrétienne par nature, comme une république n’est pas jacobine par nature. Penser cela, c’est prendre les causes pour les conséquences. Si notre république est tant libérale et jacobine, c’est parce qu’elle a été fondée par des hommes qui souhaitèrent un ordre social libéral et jacobin. Si la monarchie en France était chrétienne, c’est parce qu’elle tirait son origine de la conversion de l’Occident et de ses chefs au christianisme.
Pour bien montrer que c’est avant tout la recherche d’un ordre social tourné vers le bien commun qui importe, et non la recherche puérile et typiquement moderne d’un régime particulier, nous pouvons montrer comment s’est opéré le passage de la France d’Ancien régime à la Révolution, afin de déconstruire le mythe d’un régime pur par nature.
La rupture avec l’ordre naturel ne se fit pas brutalement et soudainement en 1789. Bien au contraire, Tocqueville nous montre brillamment que cette rupture courait dès l’Ancien régime. Dans son ouvrage L’Ancien Régime et la Révolution, paru en 1856, l’historien et sociologue écrit :
« À mesure que j’avançais dans cette étude [de l’Ancien Régime], je m’étonnais en revoyant à tous moments dans la France de ce temps beaucoup de traits qui frappent dans celle de nos jours. J’y retrouvais une foule de sentiments que j’avais crus nés de la Révolution, une foule d’idées que j’avais pensé jusque-là ne venir que d’elle, mille habitudes qu’elle passe pour nous avoir seule données ; j’y rencontrais partout les racines de la société actuelle profondément implantées dans ce vieux sol. Plus je me rapprochais de 1789, plus j’apercevais distinctement l’esprit qui a fait la Révolution se former, naître et grandir. Je voyais peu à peu se découvrir à mes yeux toute la physionomie de cette Révolution. Déjà elle annonçait son tempérament, son génie ; c’était elle-même. » [3]
Les mots sont durs, mais la réalité reste : la Révolution ne fut que la manifestation institutionnelle de changements idéologiques profonds qui opéraient depuis déjà longtemps.
Du point de vue institutionnel, la montée d’un État monarchique centralisé, au détriment d’une société localiste et décentralisée - la société féodale -, est sûrement l’exemple le plus probant. Tocqueville écrivait de la monarchie absolutiste que « C’est la royauté qui n’a plus rien de commun avec la royauté du moyen âge, possède d’autres prérogatives, tient une autre place, a un autre esprit, inspire d’autres sentiments […] Tous ces nouveaux pouvoirs agissent d’après des procédés, suivent des maximes que les hommes du moyen âge n’ont pas connus ou ont réprouvés, et qui se rapportent, en effet, à un état de société dont ils n’avaient pas même l’idée. » [4].
En clair, les institutions féodales étaient devenues les ombres d’elles-mêmes. On peut même dire que de ce point de vu, la France de Louis XIV était certainement plus proche de la Révolution jacobine que de la France de saint Louis. C’est d’abord sous la « monarchie administrative », selon l’expression de l’historien du droit Jean-Louis Harouel, que les corps intermédiaires ont sérieusement commencé à se disloquer, et que la conception organiciste de la société s’est vue ébranlée.
Mais la rupture fut surtout philosophique. Le déploiement des philosophies contractualistes, celles de Hobbes et Locke au XVIIe, puis de toute la philosophie des Lumières au XVIIIe, avait déjà opéré de profonds changements dans l’ordre social. C’est bien ce que constatait Tocqueville quand il écrivait : « Nos pères n’avaient pas le mot d’individualisme, que nous avons forgé pour notre usage, parce que, de leur temps, il n’y avait pas, en effet, d’individu qui n’appartînt à un groupe et qui pût se considérer absolument seul ; mais chacun des mille petits groupes dont la société française se composait ne songeait qu’à lui-même. C’était, si je puis m’exprimer ainsi, une sorte d’individualisme collectif, qui préparait les âmes au véritable individualisme que nous connaissons. » [5].
L’historien le montre, l’individualisme ne fut pas une conséquence de la Révolution française, même si cette dernière la promut et l’accentua. L’ordre social était déjà grandement corrompu par l’anthropologie individualiste naissante.
Finalement, rien n’exclut d’avoir sa préférence pour une forme institutionnelle particulière (et chez la droite catholique, il est compréhensible que la monarchie fasse figure d’autorité). Mais il ne faut jamais oublier que c’est l’ordre social qui importe réellement ; le régime politique n’est que l’écrin institutionnel qui entoure cet ordre social, écrin légitime s’il vise le bien commun.
On peut également penser que si l’ordre social est chrétien, il tendra naturellement vers la monarchie, et qu’il faut donc privilégier un tel régime. Mais encore une fois, ce serait prendre les causes pour les conséquences : cette forme institutionnelle ne sera que la conséquence de l’ordre social. La première des batailles ne doit pas être pour un régime particulier, mais pour un ordre social, « pour qu’Il règne », selon le beau mot de Jean Ousset. Et aujourd’hui, le combat à livrer est contre l’ordre social libéral.
Ne poursuivons pas des chimères.
[1] Dom Gérard, Demain la Chrétienté, Éd. sainte Madeleine, 2005, p. 67.
[2] saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, qu. 96, 4.
[3] Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Ed. Gallimard, coll. « Folio », 1967, p. 46.
[4] Ibid., p. 77.
[5] Ibid., p. 176.
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