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La venue de Vladimir Poutine à Belgrade, pour commémorer la libération de la ville par l’Armée rouge, le 20 octobre 1944, a suscité des commentaires les plus acides en Europe et aux États-Unis. La bête noire de l’Occident avait donc le toupet d’honorer la capitale de l’obscure Serbie, pays réputé nationaliste, qui n’a jamais réellement quitté la liste des « États-voyous ». Ce que ne parviennent à comprendre ni les rédactions parisiennes, ni la diplomatie américaine (les deux fusionnant progressivement, grâce à la naïveté des premières), c’est que Serbes et Russes cultivent le souvenir, parfois de manière obsessionnelle, et sont attachés aux symboles. Alors que l’Europe fait mine de préférer les chimères du présent à l’héritage du passé, les anachroniques Russie et Serbie ont la mémoire longue.
L’alliance serbo-russe, favorisée par le christianisme orthodoxe commun, remonte au moins jusqu’au XVIIIe siècle. L’oppression turque fait fuir des milliers de Serbes vers la Russie, ainsi que le relate l’écrivain serbe Milos Tserniansky dans son monumental roman Migrations. A la fin du XIXe, la Russie soutient l’indépendance de la Serbie, et assure ainsi sa sphère d’influence dans les Balkans. En 1914, le Tsar Nicolas II se porte au secours des « frères serbes », contre l’Autriche-Hongrie. Le régime tsariste ne survit pas à la guerre, mais la Serbie est dans le camp des vainqueurs, grâce au renfort de la France, et des « Poilus d’Orient ». La Yougoslavie se constitue autour de la monarchie serbe.
Durant la Seconde guerre mondiale, Russes et Serbes paient un lourd tribut, et en tirent une immense fierté : les uns, d’avoir repoussé l’ennemi jusqu’à Berlin, les autres, d’avoir héroïquement refusé de pactiser avec l’Allemagne. Honoré de Balzac écrivait : « Il faut toujours bien faire ce qu’on fait, même si c’est une folie ». Le 27 mars 1941, les Serbes commettent la folie de dire non à Adolf Hitler, et ils le font avec éclat.
Après la victoire à l’ouest, et en préparation de l’invasion de la Russie soviétique, le Führer souhaite sécuriser le flanc sud de l’Europe. Alors que la Grèce résiste aux attaques italiennes depuis l’Albanie, il pousse la Yougoslavie à adhérer au Pacte tripartite, traité entre l’Allemagne, le Japon et l’Italie, auquel se greffent les États alliés d’Hitler. Le régent Paul, en place en attendant la majorité du roi, hésite, mais finit par céder aux pressions ; le 24 mars 1941, Belgrade adhère au Pacte.
La consternation s’empare du peuple serbe. L’Allemagne, c’est l’ennemi juré, qui a écrasé la France, « seconde patrie des Serbes » depuis la victoire de 1918. Trois jours plus tard, un putsch orchestré par des officiers de l’armée de l’air renverse le gouvernement et proclame la majorité du roi, à 17 ans, qui prend le nom de Pierre II. La foule envahit les rues de la capitale pour hurler sa joie : « Plutôt la mort que le Pacte ! Plutôt le tombeau que l’esclavage ! » On chante La Marseillaise. « Si nous devons mourir, mourons pour la liberté ! », lance le patriarche de l’Église orthodoxe serbe, Gavrilo, sur les marches de la cathédrale Saint-Michel de Belgrade. Dans l’Europe entière, la nouvelle sonne comme un coup de canon : un peuple s’est soulevé comme un seul homme contre l’Allemagne nazie, guidé par une fougue collective, par le sentiment patriotique, par la fidélité à l’honneur.
Hitler, furieux, ordonne l’invasion surprise de la Yougoslavie. Le 6 avril 1941, jour de Pâques, la Luftwaffe déverse un tapis de bombes sur Belgrade : 17 000 personnes trouvent la mort. Les armées allemandes, renforcées par leurs alliés italiens, hongrois et bulgares envahissent le pays. La Yougoslavie est écrasée, démembrée, partagée entre les pays voisins.
Les Croates catholiques ont un lourd contentieux historique contre les Serbes orthodoxes. Ils créent un État fasciste avec l’appui allemand. Ante Pavelic, installé à la tête de la Croatie indépendante, entreprend un génocide contre les Serbes, les Juifs et les Tsiganes. Ses hommes, les « Oustachis », se distinguent pendant quatre ans par leurs atrocités. Ante Pavelic se fait offrir des paniers d’yeux arrachés sur des Serbes. On ne compte plus les Ouradour-sur-Glane en Croatie. Les patrouilles oustachies ramassent les enfants, et leur demandent de se signer : si l’enfant fait le signe de croix catholique, il a la vie sauve. S’il fait le signe de croix orthodoxe, il est pendu ou fusillé sur le champ. Au total, environ 300 000 Serbes, 20 000 Juifs et 40 000 Tsiganes sont exterminés entre 1941 et 1945 par les fascistes croates.
Malgré la défaite, des militaires serbes qui ont refusé la capitulation prennent le maquis avec à leur tête le colonel Draza Mihailovic. Avec ses « Tchetniks », il se réclame du roi en exil. De son côté, le chef du Parti communiste yougoslave, le croate Josef Broz, dit « Tito », met lui aussi sur pied un foyer de résistance. Il est activé dès que l’Allemagne envahit la Russie soviétique.
Si les Tchetniks serbes se battent pour libérer leur patrie, les « Partisans » de Tito ont pour objectif d’établir un régime communiste. La répression de la Wehrmacht est sévère : on fusille 100 civils serbes pris en otage pour un soldat allemand tué, et 50 pour un blessé. Tito pense que la Révolution nécessite tous les sacrifices, y compris d’innocents, et n’hésite pas à attaquer les troupes allemandes, alors que les Tchetniks visent principalement les Oustachis. A partir de 1942, les Partisans s’en prennent aussi aux Tchetniks, pour les liquider d’ici la fin de la guerre. Abusé par les informations truquées que lui apportent des agents doubles communistes, Churchill lâche la résistance serbe, et soutient Tito, qui bénéficie déjà de l’appui de Staline.
En septembre 1944, Tito se rend à Moscou pour solliciter une intervention de l’Armée rouge en Yougoslavie. Il veut ainsi mettre les Alliés devant le fait accompli et interdire toute réaction des Tchetniks. Le 14 octobre, les Soviétiques déclenchent leur offensive sur Belgrade. Le 20, les Allemands sont vaincus, et les Partisans font leur jonction avec l’Armée rouge. Le 27, Tito entre en maître dans la capitale yougoslave. La prise du pouvoir par les communistes est devenue réalité, grâce au coup de main du camarade Staline.
Les Partisans libèrent ensuite peu à peu la Yougoslavie, chassant les Oustachis, qui refluent avec femmes et enfants derrière les troupes allemandes. Arrêtés et désarmés par les Britanniques en Autriche, en mai 1945, les fascistes croates sont livrés aux communistes et exterminés. Les Tchetniks serbes sont également éliminés. Leur chef Mihailovic, abandonné par les Alliés, est arrêté et exécuté en juillet 1946 par le nouveau pouvoir. « Fusillé pour sa foi, corps criblé de balles pour que triomphe l’ordre marxiste, le paradis sur terre », commente l’écrivain Michel Déon. Charles de Gaulle ne pardonnera jamais à Tito l’assassinat politique de cet homme qu’il estimait et refusera de rencontrer le leader yougoslave de toute sa vie.
L’heure communiste a sonné pour la Yougoslavie. La machine révolutionnaire frappe tout particulièrement l’identité royaliste et chrétienne de Belgrade. Réquisitions, fermetures d’églises, arrestations, exécutions sommaires et déportations se multiplient jusqu’au début des années 1950. Entre-temps, Tito se retourne contre Staline. La Yougoslavie communiste se déclare « non-alignée », et collabore avec les Américains.
La libération de Belgrade d’octobre 1944 rappelle donc le début de la dictature communiste yougoslave, dont les Serbes furent les principales victimes, et le triomphe de Tito, qui poignarda l’allié soviétique dans le dos. C’est à cette période ambigüe que Vladimir Poutine est venu rendre hommage.
Le maître du Kremlin a redonné aux Russes leur fierté nationale. Sa visite aux frères serbes est très forte pour son opinion publique. En se rendant à Belgrade, il exalte l’amitié avec la Serbie, le passé militaire glorieux soviétique, et relie la lutte contre le nazisme avec la guerre civile d’Ukraine. Depuis le début de la crise, le leitmotiv de Moscou est de désigner le gouvernement de Kiev comme étant composé de nostalgiques de la collaboration entre Ukrainiens et Allemands, contre les Russes soviétiques, pendant la Seconde guerre mondiale. Quand Poutine déclare à Belgrade qu’il faut s’opposer aux résurgences du nazisme, en visant les Ukrainiens, il sait qu’il dispose d’un public conquis et réceptif : les Serbes, qui n’oublient pas la collaboration fasciste des Croates voisins.
Le symbole est important chez les Slaves. Les Serbes ont réservé un accueil délirant au dirigeant russe. Mais la politique ne se satisfait pas de la seule mystique. En-dehors des postures, Poutine apporte peu de choses avec lui. Le soutien russe à la Serbie n’est plus que symbolique. Dans les années 1990, la Russie exsangue a laissé les Etats-Unis et l’Allemagne soutenir la Croatie, les Bosniaques musulmans et les Albanais contre les Serbes. Seuls quelques aventuriers, comme Edouard Limonov, ou barbouzes en service commandé, comme Igor Girkine (actuellement commandant des forces pro-russes du Dombass) étaient partis prêter main-forte aux Serbes. Au nom de cette camaraderie de lutte, des militaires serbes, ou occidentaux d’origine serbe, sont allés combattre dans le Dombass.
Certes, Poutine n’a pas hésité à donner de la voix en 2008 contre l’indépendance du Kosovo, province historique serbe, parrainée par l’Occident. Mais ce précédent lui a surtout ôté tout scrupule dqu’il aurait pu avoir à susciter deux autres « Kosovos » en Géorgie, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. Puis, en 2014, l’indépendance autoproclamée de la Crimée et son annexion par Moscou ont été faites au nom du Kosovo. Poutine renvoie habilement l’Occident à ses contradictions, mais il n’a concrètement guère aidé la Serbie à contrecarrer l’indépendance de son ancienne province.
Isolée, la Serbie a fini par reconnaître implicitement le régime du Kosovo, pour monnayer son adhésion à l’Union européenne. Seule consolation, la Russie va faire passer sur son territoire son prochain gazoduc South Stream. Mais à quel prix : tout le secteur gazier serbe a été racheté à bas prix par les Russes, qui menaçaient Belgrade de changer de position sur le Kosovo s’ils n’obtenaient pas les rabais exigés. Comme « grand frère », on a vu mieux.
Finalement, la posture de Poutine à l’égard de la Serbie ne fait que confirmer l’adage de l’ancien ministre français des Affaires étrangères Hubert Védrine : « les nations n’ont pas d’amis, elles n’ont que des intérêts ». Même les frères slaves orthodoxes.
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