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Un visage rond, austère et indocile, aussi épuré que le fil d’une épée, aux ombres belliqueuses propres à l’homme d’exception épris d’ordre et de grandeur. Des sourcils cintrés sur un front orgueilleux, abhorrant les tièdes, ces « catholiques de conserve », surplombé d’une chevelure noirâtre, bien taillée, comme l’entretiendrait un général prestigieux de corps d’armée ; exprimant avec vigueur le tempérament aristocratique de ce Français canadianisé. Un nez racé bien pourvu et droit sur lequel était toujours apposée cette fine monture de lunettes argent, légère et discrète, que venaient percer ses grands yeux hardis et ce mâle regard, celui de « l’honnête homme » formé par l’enseignement classique, qui s’y découvrait, trahissait ses aspirations intimes à restaurer l’héroïsme des coureurs des bois qui sillonnaient, armés d’avirons de bois franc dans de frêles canots d’écorce à la proue vaillante, les chemins d’eau du Roy. Une réalité frappante qui n’échappait guère aux dilettantes contemplant ce portrait à la dérobée. Ce soldat de la plume avait aussi de grandes oreilles aux pavillons décentrés — vénérable oreille du confesseur qui réconcilie la terre avec le Très-Haut, aussi prompt à l’écoute qu’au pardon, relié jusqu’au verbe cassant de ce réactionnaire authentique. Et ces fines lèvres, appréciant parfois à sourire, mais aussi capables du plus redoutable lyrisme. Le col romain de sa soutane serrée, bienséante, ceinturait le cou de ce rempart intemporel contre la médiocrité ; tout en rappelant sans compromission aux vivants les vertus apostoliques du prêtre, intercesseur des hommes, qui est dans le Monde sans être du Monde. Hélas, vérité trop souvent oubliée depuis le dépenaillement conciliaire. Un pragmatisme proverbial normand hérité de son lointain et honorable aïeul : Jean Guéroult. Une poigne de fer sachant manier aussi savamment la faucille que le goupillon, une âme d’élite forgée par le plus pur christianisme. Sans conteste le plus grand prédicateur d’énergie nationale que le berceau laurentien ait enfanté. Groulx était de la race des seigneurs.
Aux cordeaux de l’Action Française, de 1920 à 1928, le chanoine Groulx recevait dans son bureau de l’avenue Saint-Denis à Montréal un état-major des plus bigarrés. Une pièce restreinte où cohabitaient de nombreux classeurs d’archives et une grande bibliothèque à la patine vermoulue. Sur la tablette du haut de cette dernière trônait fièrement un buste de Dollard-des-Ormeaux, le héros emblématique de la bataille de Long-Sault. Près d’elle et d’un fauteuil en jolie cretonne, une hampe revêtue du drapeau de Carillon frappé du Sacré-Cœur et des lys de la maison de France dont Saint-Louis avait incarné la pureté. Des images pieuses fixées à l’aide de clous de forge sur le mur blindé par le plâtre de Paris et cette peinture d’un artiste inconnu représentant le marquis de Montcalm, les cheveux en bataille, au sommet de sa gloire sur les abatis du Mont Espoir, haranguant avec emphase dans la fumée nacrée de la mousquetade, les hommes du régiment de Berry et du Royal-Roussillon. Le chanoine Groulx, chef de guerre, y concevait avec ses sympathisants, collaborateurs, officiers et maréchaux, ses plans de campagne : sa « petite guerre » au service de « Sa Majesté la langue française ». Il en abandonnera la direction en 1928, après dix ans de loyaux services. Car, depuis 1915, Mgr Bruchési lui avait confié la chaire d’Histoire du Canada de l’Université de Montréal. Il voulut donc s’y consacrer plus entièrement afin de dessiller les yeux de ses compatriotes sur les enjeux et problèmes nationaux [1] si nombreux pour la petite nation française d’Amérique, et ce, jusqu’à sa retraite en 1949, à l’âge de 71 ans.
Bien des années plus tard au Colisée de Québec, vers les coups de minuit le 29 juin de l’année 1937, avec un orage d’un vrombissement terrible à l’extérieur, le chanoine Lionel Groulx gravissait les marches de l’estrade du IIe Congrès de la Langue française. Dans une ambiance survoltée, d’euphorie générale et d’une ferveur patriotique grisante, le « maître de Vaudreuil », berger de tout un peuple, fera un discours dynamité porteur d’une profession d’espérance désormais célèbre :
« Notre avenir nouveau, la jeunesse la plus intelligente, la plus allante, la plus décidée, le porte déjà dans ses yeux. Voilà pourquoi je suis de ceux qui espèrent. Parce qu’il y a Dieu, parce qu’il y a notre histoire, parce qu’il y a la jeunesse, j’espère. J’espère avec tous les ancêtres qui ont espéré ; j’espère avec tous les espérants d’aujourd’hui ; j’espère par-dessus mon temps, par-dessus tous les découragés. Qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas, notre État français, nous l’aurons ; nous l’aurons jeune, fort, rayonnant et beau, foyer spirituel, pôle dynamique pour toute l’Amérique française. Nous aurons aussi un pays français, un pays qui portera son âme dans son visage. Les snobs, les bonne-ententistes, les défaitistes peuvent nous crier, tant qu’ils voudront : `Vous êtes la dernière génération de Canadiens français !’ Je leur réponds avec toute la jeunesse : `Nous sommes la génération des vivants. Vous êtes la génération des morts !’ [2] »
Le chanoine Groulx est à l’origine d’une œuvre colossale qui lui confère la plus incontestable autorité. Notre « lion du Nord », Claude-Henri Grignon, écrivait d’ailleurs à ce propos dans Ombres et Clameurs que le chanoine mettait : « dans ses livres beaucoup de clarté et dans son style une réconfortante chaleur, tandis que l’ensemble compose un mouvement large, continu, serein ainsi qu’un beau fleuve ou une symphonie pastorale » [3]. En 1946, le chanoine Lionel Groulx fonda l’Institut d’histoire de l’Amérique française et l’année suivante la Revue d’histoire de l’Amérique française, qu’il dirigera jusqu’à sa mort. Il multiplia les soutiens et les appels à la jeunesse nationaliste, avec notamment les Jeunesses laurentiennes, par diverses conférences, causeries, enquêtes et publications. De son premier livre Une croisade d’adolescents, publié en 1912, jusqu’au journal intime, puis aux mémoires, en passant par sa monumentale Histoire du Canada français et de multiples romans, articles, et brochures patriotiques [4] qu’il signa sous une pléthore de pseudonymes.
Le plus canadien français des Canadiens français, qui occupe chez nous en toutes proportions gardées la même place qu’Edmond Burke pour l’Angleterre [5], eut aussi le génie des titres : L’Appel de la race (1923), Faites-nous des hommes (1938), Notre maître, le passé (1924) ou Chez nos ancêtres (1920), ce qui le rend souvent antipathique au lot d’infatués de notre temps. Nos Jean-Charles Harvey [6], de Saint-Denys Garneau [7] et Berthelot Brunet [8] en herbe. Des pleurnicheuses, des morvaillons, des cloportes progressistes et des petits freluquets montréalocentristes — aux coupes de cheveux non-genrées — qui ont l’air de sortir tout droit des pages du Refus Global [9], en passant par les cours de yoga et les allées d’épicerie d’aliments naturels. En définitive, toute cette tourbe de déshérités, ce prodrome d’avenir, sous les oripeaux du non-serviam, ayant passé dans le tordeur d’une formation démocratisée, dénationalisante, et moutonnière, qui avait encore tout récemment l’irréflexion, l’outrecuidance, d’arborer des carrés de chiffons rouges pour plaider la gratuité scolaire. L’activité révolutionnaire du jeune est le rite de passage entre l’adolescence et la bourgeoisie, écrivait Gómez Dávila [10] ; une citation d’une véracité frappante au regard de ce que sont devenus nos misérables du « Printemps érable » [11]. Les pauvres bougres, nous ne pouvons les blâmer ; nos contemporains sont de véritables ectoplasmes béats, gavés de cette liberté factice qui nous a enchaînés davantage au marché, presque réduits en servitude, et yankeefié l’âme jusqu’à la moelle. Dressés par le petit écran et les phalanges de l’État-marâtre depuis le « centre de la petite enfance », ils seront bientôt guidés par une super infirmière ventripotente jusqu’à l’injection du « soin de fin de vie » dans un CHSLD ; accoutumés à suivre benoîtement, à s’abreuver aux sources de leur malheur, à se faire dicter constamment ce qu’ils doivent acheter, faire, penser ou croire sans jamais se remettre en question. À ce point qu’ils ne se sont même jamais aperçus que la subversion avait finalement changé de camp.
Suite à une vie d’auguste labeur, de dévouement pastoral pour notre intégrale survivance, notre historien tonsuré s’endormit dans le Seigneur à l’âge de 89 ans le 3 juin 1967, sous un ciel rubescent aux apparences de Vendredi Saint, et veille du lancement de son dernier livre Constantes de vie. Celui qui incarne toujours « l’esprit du Québec catholique et conservateur d’avant la Révolution tranquille » [12] rejoignit ainsi les Philippe Aubert de Gaspé, Henri-Raymond Casgrain et Jules-Paul Tardivel au panthéon de nos antimodernes les plus entêtés. Apportant avec lui en terre une mystique qui demande à renaître, dans un printemps glorieux, une félicité de Bien, de Vrai et de Beau, d’une inexprimable suavité.
La tradition, nous rappelait Pierre Trépanier, l’homme de qualité la cherche, l’approfondit et tente d’en vivre, dans sa pensée, dans son écriture et dans son action [13]. Les « petits Voltaires de carton pâte [14] », virtuoses de l’esbroufe, ont peut-être réussi à imposer leurs vues, mais leurs volontés s’étiolent, leur monde aux reflets d’épuisement s’éteint. Grand bien, laissons mourir ce qui doit mourir et que les derniers veilleurs en faction, postés aux quatre coins de nos frontières, retournent aux sources de notre passé avec déférence comme des enfants que l’on aurait spoliés. Enfouie en nous, et comme en dormition, l’âme de la Nouvelle-France attend patiemment ses sauveurs. Pour que nous demeurions ce que nous dicte l’honneur, engageons-nous sur le pavé de cette noble quête.
[1] Abbé Lionel Groulx, Directives, Les éditions du Zodiaque, Montréal, 1937, p. 9.
[2] Abbé Lionel Groulx, Mes mémoires, tome III, Fides, Montréal, 1972, p. 339-340.
[3] Claude-Henri Grignon, Ombres et clameurs, Éditions Albert Lévesque, Montréal, 1933, p. 107.
[4] Plusieurs livres et brochures du chanoine Groulx sont disponibles gratuitement, pour consultation en ligne, sur le site de la fondation Lionel Groulx : http://www.fondationlionelgroulx.org/L-oeuvre-de-Lionel-Groulx.html
[5] Frédéric Boily, Le conservatisme au Québec — Retour sur une tradition oubliée, Collection Prisme, Les Presses de l’Université Laval, 2010, p. 37.
[6] Jean-Charles Harvey, journaliste et romancier québécois.
[7] Hector de Saint-Denys Garneau, poète et écrivain québécois.
[8] Berthelot Brunet, journaliste, critique et romancier québécois.
[9] Refus Global est un manifeste libertaire publié le 9 août 1948.
[10] Nicolás Gómez Dávila, Le Réactionnaire authentique, éditions Le Rocher, collection Anatolia, 2005, p. 69.
[11] Le « Printemps érable » est le nom attribué à la grève étudiante québécoise de 2012 ; cette dernière fut la plus longue de l’histoire du Canada. Elle avait pour objectif de freiner la hausse des frais de scolarité que souhaitait imposer le gouvernement de l’époque : celui du Premier ministre Jean Charest (Parti Libéral). Le tout dégénéra très vite en une série de manifestations, de malpropretés, de concerts de casseroles ubuesques et de méfaits prosaïques de toute sorte dont s’exalte toujours une certaine élite dite « éclairée ». Des jeunes libidineux prépubères, plutôt naïfs en fait, qui avaient été entraînés dans les chimères révolutionnaires de leurs professeurs de littérature ou de philosophie, ainsi que par un noyau dur d’agités du bocal, — des lecteurs de Jean-Baptiste Sartre —, des jusqu’au-boutistes de la gratuité scolaire se croyant toujours dans les années 1960. Suivi de près par nos cohortes de termites sociales : syndicalistes au col roulé, esthètes en art contemporain, néo-suffragettes inélégantes et vieux routiers du désœuvrement local aux gros colliers de barbe blanche ainsi que par une certaine frange des propriétaires de Westfalia de la province. Ils avaient fait du petit carré rouge en tissu un symbole : une sorte de cocarde.
[12] Jean-Claude Dupuis Ph.D., Un combat identitaire, l’Action française de Montréal (1917-1928), Fondation littéraire Fleur de Lys, Lévis, 2013, p. 9.
[13] Pierre Trépanier, « Victor Barbeau, anarchiste de droite », Les Cahiers des dix, Numéro 59, 2005, p. 60.
[14] Yvan Lamonde, La modernité au Québec, tome 1, La Crise de l’homme et de l’esprit (1929-1939), Fides, 2011, p. 50.
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