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Le mariage est-il toujours un sacrement ?

L’excellente gazette-en-ligne Le Rouge et le Noir a récemment publié une série d’articles assez remarquables, rédigés par Ambroise Savatier et consacrés à l’institution du mariage.

Le deuxième de ces articles se penche sur le sacrement de mariage tel qu’il est entendu par l’Église. J’y ai lu ces lignes, qui m’ont interpellé et qu’il me paraît utile de citer in extenso :

Dans sa Somme théologique, S. Thomas d’Aquin justifie la définition du mariage par le Digeste romain, et par la démonstration de la nature sociale de l’homme d’Aristote (il baptise en quelque sorte les grands penseurs de l’Antiquité). Le Docteur angélique voit dans le mariage « l’inclination juste et naturelle des époux l’un pour l’autre ». Cette réalité est naturelle, au-delà des contingences religieuses. Le théologien énonce que le mariage est le seul sacrement chrétien dont bénéficient les païens à l’autre bout du continent, la grâce du mariage réside en effet dans la réalité matrimoniale. Autrement dit un couple païen reçoit le sacrement de Dieu pourvu qu’il vive maritalement.

J’avais toujours cru que, comme sacrement, le mariage ne pouvait intervenir qu’entre baptisés, le mariage des païens n’ayant pas ce caractère sacramentel. J’ai donc entrepris de rechercher ce qu’avait dit exactement à ce propos saint Thomas, sachant déjà que l’auteur de l’article avait eu cent fois raison de le citer : en effet, sa doctrine sur la mariage est considérée par la plupart des théologiens comme un modèle de celle de l’Église (L. Misserey, Le Mariage, t.1., 6. Desclee, Paris, 1931).

Les seuls éléments thomistes relatifs au mariage se trouvent, non dans la Somme théologique elle même, comme le sous-entend Ambroise Savatier, mais dans son Supplément ; et outre qu’ils viennent de ses élèves et non de lui, ils ne sont pas substantiels : saint Thomas n’ayant pu terminer la Somme théologique, les seules énonciations conséquentes qu’il nous a lui-même laissées sur le mariage, — hormis deux courtes considérations dans la Somme contre les Gentils, — figurent dans le Commentaire du livre des Sentences de Pierre Lombard. Or, dans ces énonciations, saint Thomas considère surtout le mariage sous l’angle juridique, en tant que contrat, plutôt que sous l’angle sacramentel, tout en affirmant clairement que, lorsqu’il intervient entre baptisés, le mariage confère bel et bien la grâce sacramentelle qui est une condition nécessaire pour qu’un véritable sacrement puisse exister :

Il semble qu’il ne puisse pas y avoir mariage entre des infidèles. En effet, le mariage est un sacrement de l’Église. Or, le baptême est la porte des sacrements. Les infidèles qui ne sont pas baptisés ne peuvent donc pas contracter mariage, pas plus que recevoir les autres sacrements.

(Super Sent., lib. 4 d. 39 q. 1 a. 2 arg. 1)

Je vous livre encore, malgré sa longueur, la suite du déroulement du raisonnement du docteur angélique :

Dans le mariage, existe une véritable chasteté. Or, comme le dit Augustin et comme on le lit dans la d. 28, q. 1, il n’y a pas de véritable chasteté entre un infidèle et son épouse. Ce n’est donc pas un mariage véritable.

(Super Sent., lib. 4 d. 39 q. 1 a. 2 arg. 4)

Cependant, 1 Co 7, 12 dit en sens contraire : Si un frère a une épouse incroyante et si elle consent à habiter avec lui, qu’il ne la renvoie pas. Or, on ne parle d’épouse qu’en raison du mariage. Entre des infidèles, il existe donc un mariage véritable.

(Super Sent., lib. 4 d. 39 q. 1 a. 2 s. c. 1)

Si l’on enlève ce qui suit, l’on n’enlève pas ce qui précède. Or, le mariage relève d’une fonction de la nature, qui précède l’état de grâce, dont le principe est la foi. L’infidélité n’empêche donc pas qu’il y ait mariage entre des infidèles.

(Super Sent., lib. 4 d. 39 q. 1 a. 2 s. c. 2)

Le mariage n’a pas été institué seulement comme un sacrement, mais comme une fonction de la nature. Bien que le mariage ne convienne pas aux infidèles, selon qu’il est un sacrement qui dépend de la dispensation des ministres de l’Église, il leur convient cependant selon qu’il est une fonction de la nature. Cependant, même un tel mariage est d’une certaine manière un sacrement de manière habituelle, bien que non actuelle, du fait qu’ils ne le contractent pas dans la foi de l’Église.

(Super Sent., lib. 4 d. 39 q. 1 a. 2 ad 1)

Comme on l’a dit, il y a mariage entre des infidèles selon que le mariage est une fonction de la nature. Or, ce qui relève de la loi de la nature peut être déterminé par un droit positif.

(Super Sent., lib. 4 d. 39 q. 1 a. 2 ad 1)

L’Église envisage donc bien, puisqu’elle suit en cela saint Thomas, le mariage sous trois points de vue :

  • comme contrat naturel (1) ;
  • comme contrat civil (2) ;
  • comme sacrement (3).

1. Comme contrat naturel, au sens entendu par saint Thomas, le mariage est l’union conjugale de l’homme et de la femme, contractée entre des personnes aptes pour maintenir entre elles une indissoluble communauté de vie.

Ce contrat ne peut exister sans être un sacrement (au sens plénier qu’on donne à ce terme, à savoir qu’ils sont des signes sensibles institués par Jésus-Christ pour signifier et produire la grâce) que chez les infidèles, dont le mariage existe bien, comme contrat purement naturel, et est à ce titre valide et légitime.

Considéré ainsi comme contrat naturel, le mariage a été institué par Dieu au paradis terrestre, lorsqu’il créa Ève et la donna pour compagne à Adam (Gen., II, 18).

2. Considéré ensuite comme contrat civil, l’Église prend acte, comme une réalité qui emporte certains effets, de la constatation par le pouvoir civil de l’existence (qui lui préexiste) du contrat naturel de mariage. Il n’est qu’une formalité imposée, bien que légitime sous certains rapports, pour en assurer aux yeux de la loi les effets civils comme, notamment, la transmission des héritages, l’exercice effectif de l’autorité paternelle sur les enfants, etc.

3. Comme sacrement, enfin, l’Église entend le même contrat naturel de mariage précédemment décrit, mais élevé par Notre-Seigneur Jésus Christ, sans ambigüité possible (Ephes., V, 31, 32) à la dignité de sacrement, soit aux Noces de Cana (Jn, II, 1-11), soit lorsqu’Il sanctionna son indissolubilité (Mc., X, 1-12) : Il a ce faisant donné à ce contrat, lorsqu’il est intervenu entre chrétiens, la vertu de signifier et de produire la grâce, comme il a attaché cette vertu aux signes sensibles des autres sacrements.

Il faut souligner à ce sujet qu’il n’y avait pas de sacrement de mariage, ni dans l’état d’innocence entre la création d’Adam et sa chute, ni sous l’empire de la loi de nature intervenu entre cette chute et l’époque d’Abraham, ni enfin dans la loi mosaïque en vigueur dans le temps écoulé depuis Moïse jusqu’à Jésus-Christ : le mariage entendu comme sacrement, tel que Notre-Seigneur l’a institué, est en effet le signe de l’union entre Jésus-Christ et Son Église, qui n’avait pas encore précédemment été établie.

C’est ce que rappelle encore saint Thomas :

La nature incline au mariage en ayant en vue un certain bien, lequel varie selon les divers états de l’homme. C’est pourquoi il est nécessaire qu’il soit institué de diverses manières en vue de ce bien selon les divers états des hommes. Ainsi, le mariage, selon qu’il est ordonné à la procréation d’une descendance, qui était nécessaire même avant l’existence du péché, a été institué avant le péché. Mais selon qu’il apporte un remède contre la blessure du péché, il a été institué après le péché, au temps de la loi naturelle. Cependant, selon la détermination des personnes, il a été institué par la loi de Moïse. Toutefois, selon qu’il représente le mystère de l’union du Christ et de l’Église, il a été institué par la loi nouvelle.

(Super Sent., lib. 4 d. 26 q. 2 a. 2 co.)

Il ne peut, pour toutes ces raisons, y avoir de vrai mariage entre chrétiens sans qu’il s’agisse toujours d’un vrai sacrement :

C’est un point de la doctrine de l’Église catholique que le sacrement n’est pas une qualité accidentelle surajoutée au contrat, mais qu’il est de l’essence même du mariage, de telle sorte que l’union conjugale entre les chrétiens n’est légitime que dans le mariage, sacrement hors duquel il n’y a qu’un pur concubinage.

(Lettre de Pie IX au roi de Sardaigne, 19 septembre 1852)

Le baptême des deux époux est donc bien requis pour que le mariage, au plein sens sacramentel, puisse intervenir entre eux. Corrélativement, le mariage des infidèles, quoique valide comme simple contrat, n’est pas dans ce sens plein un sacrement. Enfin, le cas intermédiaire, en quelque sorte, du mariage des baptisés hérétiques et schismatiques, — s’il est valide, — est nécessairement lui aussi sacrement ; en revanche, l’état de péché qui s’attache à leur séparation du sein de l’Église fait obstacle à ce qu’ils en reçoivent la grâce, puisque la grâce sacramentelle nécessite d’être, justement, en état de grâce.

La clef permettant d’éclaircir l’affirmation précitée, en première analyse étonnante, de saint Thomas selon laquelle le mariage entre infidèles « est d’une certaine manière un sacrement de manière habituelle, bien que non actuelle, du fait qu’ils ne le contractent pas dans la foi de l’Église » réside à l’évidence dans le rapport complexe qu’entretient, dans le cas du mariage, l’institution entendue tantôt sous l’angle juridique toujours présent, tantôt sous l’angle sacramentel, avec la grâce. En effet, le mariage, dans les cas où il est, sans ambigüité possible, un vrai sacrement, est néanmoins le seul d’entre eux dont la validité dépend de la validité d’un contrat juridique. Là aussi, saint Thomas lui-même nous donne cette clef, mais il ne le fait que par allusion :

Dans tous les sacrements, existe une action spirituelle par l’intermédiaire d’une action matérielle qui la signifie, comme, par l’ablution corporelle dans le baptême, est réalisée une ablution spirituelle. Puisque, dans le mariage, existe une union spirituelle, pour autant que le mariage est un sacrement, et une union matérielle, pour autant qu’il est une fonction de la nature et de la vie civile, il est donc nécessaire que, par l’intermédiaire de l’union matérielle, se réalise par la puissance divine une union spirituelle. Puisque les unions des contrats matériels se réalisent par le consentement mutuel, il est donc nécessaire que l’union matrimoniale se réalise aussi de cette manière.

(Super Sent., lib. 4 d. 27 q. 1 a. 2 qc. 1 co.)

Ce que dit saint Thomas, essentiellement, c’est que l’interaction, absolument nécessaire à la validité du mariage entendu comme sacrement, entre ce dernier et le contrat est une relation réflexive qui produit des effets en sens inverse : le mariage selon la loi de nature, qui est le seul que puissent contracter les infidèles, est nécessairement ordonné vers une fin spirituelle, dont le périmètre ne se limite pas à l’union (conjunctio) des deux corps, mais aussi à celle des deux âmes. Il définit même cette union comme la "signification parfaite du mariage, qui consiste dans l’union des âmes, qui se réalise par le consentement, et dans l’union des corps."(Super Sent., lib. 4 d. 27 q. 3 a. 1 qc. 1 ad, à propos de la bigamie)

C’est la même considération qui a conduit Léon XIII à reprendre le raisonnement de saint Thomas sur le caractère partiellement sacramentel qui subsiste même dans le mariage des infidèles, dans son encyclique Arcanum divinae consacrée au mariage :

En effet, le mariage a Dieu pour auteur. Il a été dès le principe comme une figure de l’incarnation du Verbe de Dieu. Il y a par cela même en lui quelque chose de sacré et de religieux, qui n’est pas surajouté, mais inné, qu’il ne doit pas aux hommes, mais qu’il tient de la nature. C’est pourquoi Innocent III et Honorius III, Nos prédécesseurs ont pu, avec raison et sans témérité, affirmer que le sacrement de mariage existe chez les fidèles et chez les infidèles.

Ce terme de sacrement, que Léon XIII paraît appliquer de façon indifférenciée à tous les mariages, même ceux des infidèles, ne doit évidemment être entendu qu’au sens le plus large, ne traduisant rien de plus que cette sainteté dont nous avons vu que saint Thomas considérait qu’elle n’était pas détachable du mariage réduit à sa simple expression de contrat naturel. Ni le docteur angélique, ni le pape Léon XIII n’entendaient par là que le mariage des infidèles serait un sacrement au sens strict, conférant la grâce.

On pourrait donc utilement compléter l’affirmation de Ambroise Savatier que « le mariage est le seul sacrement chrétien dont bénéficient les païens », en précisant :

  • que les infidèles ne peuvent contracter un mariage entendu comme sacrement au même sens que les chrétiens ;
  • que le mariage qu’ils contractent n’est évidemment pas un sacrement véritable, mais seulement un contrat naturel auquel est néanmoins nécessairement associée une certaine sainteté, lorsqu’il est considéré dans sa fin spirituelle qui est l’union de deux âmes.

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