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Deux semaines à la Trappe

La Grande Trappe est un monastère cistercien de Normandie. De vastes bâtiments néogothiques perdus au milieu de marais et deforêts. C’est ici qu’eut lieu au XVIIe siècle la réforme cistercienne qui engendra l’o.c.s.o. (l’ordre cistercien de la stricte observance), appelé plus communément les trappistes.

J’eus l’occasion d’y faire un séjour.

4 heures du matin…la sonnerie retentit dans les cellules. Sonnerie mécanique, grésillante, terrible. Il faut sauter du lit, enfiler son habit, et filer à l’abbatiale. En chemin, dans ses vastes couloirs sombres, on attrape sa coule accrochée au porte-manteau tout en croisant d’autres silhouettes pressées. Sans coule, la prière serait glaciale. Avec, elle est froide. L’automne est bien avancé et l’air est humide. Le froid est pénétrant. Il y a pourtant une joie à faire cet effort nocturne pour retrouver le Seigneur. La nuit, moment de l’intimité dans l’amour, ce qui justifie qu’une âme consacrée se lève pour aller retrouver son Seigneur.

Nous voilà dans le chœur monastique, chacun dans une stalle de bois. Il fait encore nuit noire. Il faudra attendre plusieurs heures avant que la lumière rougeoyante du soleil levant ne vienne illuminer les vitraux de chœur. L’église est tournée vers l’Est, non pas vers Jérusalem, mais vers le soleil levant, symbole du retour de Christ à venir. 2 000 ans que nous attendons. Pivot de notre foi. Un Ermite que j’ai rencontré ne dormait jamais allongé. Il s’asseyait au sol, le dos contre le mur, face au tabernacle. Ainsi, il était près à accueillir le Christ lors de son retour.

Les psalmodies commencent, plus ou moins réussies. Certain sarrivent avec un peu de retard, les plus âgés ou malades ne sont pas là. Les mélodies et hymnes s’élèvent sous la voute de l’abbatiale. Nous finissons l’office par les preces, c’est-à-dire la prière d’intercession pour le monde. Chaque office de la journée sera achevé par les preces. C’est l’instant où est verbalisée « l’utilité » d’une vie monastique. Mais sans doute le terme d’utilité n’est-il pas adapté à cette vie. Ensuite, vient un temps d’oraison silencieuse. Le calme revient dans l’église. Les moines, selon leurs habitudes, enroulés dans leurs coules, encapuchonnés, vont s’asseoir dans divers lieux de l’église. Il faut lutter avec ardeur contre le sommeil. Des siècles de vie monastique nous ont précédés dans ces lieux. Cela donne une certaine ardeur à la veille et à la prière. Nous sommes ici les héritiers d’une vaste tradition.

En sortant nous filons au grand réfectoire : de larges tables de bois, une chaire pour le lecteur, une architecture néogothique. Les frères se relaient silencieusement. Du thé, du café, du pain, de la compote, du beurre. C’est simple.

Selon la tradition cistercienne, la vie se fait assez peu en cellule, contrairement à d’autres traditions monastiques qui considèrent la cellule comme le lieu de la proximité à Dieu. La cellule sert seulement à dormir, d’ailleurs elle est minuscule et très épurée. L’étude et la lecture spirituelle se font au studium. C’est une grande salle d’étude, pourvu d’une bibliothèque, dans laquelle chacun dispose d’une table de travail. Nous y allons. Il est tôt. A travers une fenêtre, j’aperçois la nuit, encore parsemée d’étoiles. C’est l’heure de la Lectio Divina, une lecture priante de l’évangile. La parole de Dieu est cette nourriture que rumine le moine au fil de ses jours. Certains frères me racontent qu’ils se récitent mutuellement, sous forme d’un dialogue, des extraits de l’évangile de Jean. Peu de bruit dans le studium, si ce n’est les pages tournées par un frère, ou les sons feutrésde les pas. Peu à peu une lumière rouge apparaît à l’ouest. Le soleil se lève sur la forêt qui s’étend à perte de vue.

Viennent les laudes, et la messe dans la foulée. Il est 7 heures du matin. Le monde se lève, les moines sont déjà en activité depuis de longues heures.

Ce matin, je travaille à l’archivage avec un jeune frère. Nous reprenons des cahiers sur lesquels sont nommés tous les moines passés par la Trappe, ainsi que quelques détails : leur charge interne, les conditions de leur mort, parfois les raisons de leur venue. Au XVIIe et XVIIIe siècle, il était courant que les frères meurent après quelques mois ou quelques années de présence. Assez rares étaient ceux qui survivaient au mauvais air et aux moustiques des marais. Ceux qui venaient ici étreignaient une ascèse qu’ils savaient pouvoir être mortelle. Le don était total et bien incarné.

Le lieu n’avait pourtant pas toujours brillé par sa piété. Quand l’abbé de Rancé y vint pour la première fois, cinq ou six moines jouaient aux boules dans l’abbatiale détruite. Ce que le protestantisme n’avait pas réussi à détruire, quelques décennies de commende l’avaient balayé. Grand de la cour, mondain, brillant…la mort d’une femme aimée mena l’abbé de Rancé à une conversion radicale. Il vint s’établir à la Trappe et entreprit un renouveau de la règle marqué par une redécouverte de l’esprit initial, notamment à travers une ascèse forte.

Pour autant, ce qui est marquant au quotidien est la mesure. La juste mesure. Les offices sont fréquents mais courts. Le quotidien est bien rythmé, sans excès. Pas d’étalage de spiritualité selon l’affectif du moment. La part collective de la prière est modérée. Voilà une leçon de siècles d’expérience de la vie de prière. Il faut beaucoup de tempérance pour tenir longtemps, et ensemble. Il faut de la sagesse pour savoir passer du feu initial d’une vocation jeune au long chemin d’une vie monastique vécue jusqu’à la mort. Il ne s’agit pas de jouer au grand dévot. Mais d’être là, chaque jour, et d’avancer avec ses frères, fut-ce moins rapidement que seul. Le Seigneur nous veut saints dans la charité, pas dans la perfection solitaire.

Un nouvel office. Le déjeuner arrive. Il n’y aura pas de viande pour le déjeuner, ni pour le dîner. Il n’y jamais de viande, et exceptionnellement du poisson. Le quotidien est fait de légumes, de féculents et de fruits. Et du cidre, et des pommes, toujours. L’homme de Dieu est universel par sa prière, et bien enraciné dans sa terre, ici la Normandie. Puis une rapide sieste. Un nouvel office.

L’après midi, je travaille à la fabrique de pâtes de fruit.La préparation des fruits, la cuisson, la coupe de la pâte, l’empaquetage. Dans une simplicité et une joie fraternelle, le frère m’entretient sur les apophtegmes des pères du désert. Une source de sagesse à travers de courts récits.Il y trouve de bons conseils quotidiens. Je n’aime pas les pâtes de fruit, toujours trop sucrées. Celles-ci sont excellentes.

Avant les vêpres, je vais me promener dans le jardin. Derrière ce semblant de château, se trouve un magnifique lac sur lequel ont trouvé refuge des dizaines d’oies sauvages. Elles ont bien compris que les moines ne leur feraient pas de mal, et ont élu durablement domicile ici.

Au bout de quelques jours de balade, j’ai effectué le tour complet du parc. Et maintenant me vient cette considération…passer toute sa vie entre ces murs ! Quelle âpreté ! Les premiers jours sont toujours un temps de découverte. Mais ensuite… on prend peu à peu conscience de la monotonie du quotidien monastique. Toujours les mêmes couloirs, le même parc, le même réfectoire, la même place au chœur, les mêmes frères, la même cellule. Pourtant, il y a quelque chose de très personnel dans le voyage intérieur, c’est indéniable, et l’expérience monastique vécue le montre dans les premiers temps, spécialement durant le noviciat. Mais il y tout de même ce quotidien sans surprise, où tout est réglé, où rien ne doit déranger du rythme de prière. Un vieux moine m’avait dit : « Le noviciat c’est le temps de l’amour sensible. Ensuite, c’est de la fidélité ». Celui qui a vécu la vie monastique peut peser le poids dramatique cette phrase.

Je rencontre un vieux moine, marchant vouté sur sa canne, avec qui j’échange quelques mots. Il est ici depuis 1944. Il y est entré peu après le débarquement. On vient de célébrer ses 75 ans de vie monastique. Garder une ferveur intacte après toutes ses années… quel héroïsme. C’est un vrai martyre blanc, non sanglant, mais un martyre bien réel.

Je repense à cette figure impressionnante de la vie trappiste : saint Rafael Arnaiz Baron. La lecture de ses œuvres permet de bien toucher ce paradoxe. Il voulait cette vie car il la sentait voulue par Dieu pour lui. Mais il en éprouvait aussi toute la dureté. Lors de son dernier retour à la Trappes (son diabète l’obligea à sortir et revenir à plusieurs reprises), peu de temps avant sa mort, il s’arrêta à quelques kilomètres avec un cousin qui l’accompagnait, fumant une cigarette et regardant le monastère, il dit simplement, les yeux embués, « tu vois, c’est l’antichambre de l’enfer ». Pourtant, il a aimé passionnément cette vie de frère, et y a trouvé un grand bonheur. Mais il en a aussi embrassé la rudesse. La vie monastique est aussi une croix.

Il y a une vraie sécheresse, une vraie âpreté de cette condition monastique. Le sacrifice des trois vœux de pauvreté, chasteté, obéissance, auxquels s’ajoute habituellement le vœu de stabilité dans un monastère précis est un vrai sacrifice. Il coûte. Vraiment. Se dire que toute sa vie sera brûlée derrière des murs, traverser toutes les époques d’une histoire personnelle, toujours dans le même cadre, au même rythme de prière… d’autant plus difficile quand on reçoit des nouvelles du monde qui annoncent l’évolution et les étapes fortes d’une vie : mariage, naissance, travail, maison… A l’opposé le moine peut avoir un sentiment de stagnation totale. Mais pour quoi ?

Pour Dieu évidement. Pour l’amour de Dieu. Pour la connaissance de Dieu. Pour la proximité de Dieu.

Cette sécheresse humaine doit donner lieu à une richesse intérieure. Et pourtant, la prière quotidienne peut parfois nous laisser dans de longues périodes d’ennui. C’est alors une immense pauvreté. Pas vraiment de fécondité humaine naturelle, un sentiment de sécheresse intérieure vif qui transforme tous les temps de prière en longue attente. Attente de Dieu, qui peut tourner au doute, à l’incertitude sur le sens de cette vie et sur la capacité de Dieu à combler un cœur humain. Comment Dieu, qui a créé toute l’immense palette des sentiments et des expériences humaines, peut-il proposer un chemin si pauvre sensiblement, une voie sans l’usage des conq senspour le rencontrer ?

C’est une vraie question. Alors il reste la foi. La seule foi, pour se dire que jour après jour, au gré de ces périodes d’ennui ou d’exaltation, de ferveur ou de refus, Dieu nous transforme, et que tout cela a un sens. La foi seule permet d’avancer.

La journée s’achève. Nous voilà tous rassemblés dans la chapelle pour les complies. Un moine entonne le fameux Salve. Dans l’abbatiale sombre, on ne voit clairement et en lumière que la statue de la Vierge Marie qui domine le chœur. Elle porte le mystère de la vie religieuse, dit-on, avec Saint-Jean. La vie cachée, dans l’humble quotidien, à méditer en son cœur les mystères de Dieu.

Puis le père abbé bénit chaque frère qui rejoint silencieusement sa cellule. A 4 heures, tout recommencera, et ainsi jusqu’à la mort. Puisse la Vierge nous guider sur ce chemin.

Leduc-Sourit

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