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Conférences de Carême de l’abbé Iborra : La colère (1/2)

Parler des péchés capitaux, c’est parler de soi. Je ne sais plus le nombre de fois où j’ai pu céder à la colère, intérieurement ou extérieurement, ici ou ailleurs... J’aurais envie de citer le prologue du Du patientia de Tertullien, le premier grand apologiste et théologien de la latinité, qui fut aussi un fougueux rhéteur et un avocat passionné : « Je le confesse devant le Seigneur Dieu, c’est témérité de ma part, et peut-être impudence, de prêcher la patience dont je suis tout à fait incapable de donner l’exemple : il n’y a rien de bon en moi ; et pourtant il faudrait que celui qui prétend enseigner et prêcher une vertu commençât par la mettre en pratique et s’acquît le droit de prêcher par l’autorité de son exemple, pour n’avoir pas à rougir de sa parole que ses actes contredisent » (De patientia, prol.).
Eh bien, toute honte bue, parlons de la colère, de ses dangers, mais aussi de sa valeur, car après tout Dieu lui-même se met assez souvent en colère dans la Bible...

I. Phénomène et causes

1 – Double visage

Lorsque l’on pense à quelqu’un saisi par la colère, deux qualificatifs peuvent venir à notre esprit : il est ou terrible, ou risible.
Celui dont la colère s’est emparée peut nous terrifier par l’intensité de la violence qui l’anime ; il peut nous terrifier aussi du coup – la passion l’emportant sur la raison – par une sorte de régression à l’animalité : il devient une bête sauvage, prête à mordre. Il est des colères qui glacent de terreur, des colères même qui soulèvent un peuple. Pensons à cette colère homérique des Grecs, chantée par l’Iliade, s’acharnant implacablement sur Troie la coupable. Pensons à la colère de tant de princes et de chefs de guerre, exterminant jusqu’au dernier de ces adversaires qui avaient osé leur résister.
Mais celui dont la colère s’est emparée peut aussi devenir risible s’il est impuissant à parvenir à son but, qui est de se venger ; ou alors si elle est démesurée par rapport à la cause qui l’a provoquée. Colère impuissante de l’automobiliste bloqué dans un bouchon ; colère dérisoire de l’étudiant qui peste contre son ordinateur qui a planté ou de l’enfant qui trépigne pour ce qui nous semble être une queue de cerise.

La Bible nous offre quelques portraits d’hommes en colère. Voici par exemple Matthatias, notable juif obligé de prendre part à une cérémonie païenne en Judée, sous domination hellénistique. Alors qu’il vient de refuser, en son nom et au nom du peuple, de pactiser avec l’idolâtrie « un juif s’avança, à la vue de tous, pour sacrifier sur l’autel de Modîn, selon le décret du roi. A cette vue, le zèle de Matthatias s’enflamma et ses reins frémirent. Pris d’une juste colère, il courut et l’égorgea sur l’autel. Quant à l’homme du roi, il le tua dans le même temps, puis il renversa l’autel » (1 M 2, 23-25). C’est ainsi que commença la révolte des Macchabées, révolte qui allait libérer la Judée du joug des Séleucides. Le zèle de Matthatias n’est pas ici sans rappeler celui d’Elie, seul à défendre le monothéisme révélé face à l’apostasie du couple royal et aux 450 prophètes de Baal (1 R 17, 20-40).
Maintenant changeons d’époque et de lieu. Nous voici en Assyrie, à Ninive, capitale d’un redoutable empire. Jonas, qui a commencé par se dérober à la mission que Dieu lui avait confiée, s’enhardit et annonce le châtiment divin : « Encore quarante jours et Ninive sera détruite » (Jon 3, 4). Les Ninivites s’étant convertis contre toute attente, Dieu décide d’épargner la ville, ce qui n’est pas du goût du prophète : « Jonas en eut un grand dépit, et il se fâcha » (Jon 4, 1). Il avait pris des risques et se réjouissait d’avance de voir la justice de Dieu triompher et la ville s’effondrer. Or c’est la miséricorde qui l’emporte dans le cœur de Dieu. Jonas part bouder dans le désert. Dieu fait alors pousser une plante pour le protéger du soleil. Le prophète réduit au chômage s’en réjouit. Mais le lendemain la plante meurt : de nouveau Jonas récrimine contre Dieu. Et Dieu lui dit : toi, tu te plains pour la disparition d’une plante et moi il aurait fallu que je me résolve à la disparition de plus de cent vingt mille habitants, sans compter les animaux. La colère de Jonas est donc doublement risible.

2 – Une double cause

Comme on le voit, la colère des uns peut faire peur et celle des autres faire rire. Essayons maintenant d’en analyser les causes.
A la différence d’autres péchés capitaux, plus universels, la colère me semble dépendre davantage de la complexion du caractère. Dans la caractérologie classique, celle de Le Senne par exemple, l’une des huit catégories obtenues par la combinaison des trois facteurs de base est celle des colériques, c’est-à-dire de ceux dont le profil combine émotivité, activité et primarité. Les colériques, appelés ainsi parce qu’ils sont sans doute plus enclins à la colère visible que d’autres, sont des actifs exubérants, fourmillant de projets qu’ils lancent tout à la fois sans parvenir toujours à les mener à leur terme, fatiguant aussi ceux qu’ils recrutent et qui peinent à suivre leur rythme quelque peu désordonné. L’emblème du colérique pourrait être le sanglier, qui fonce sans toujours se soucier des dégâts collatéraux qu’il produit.
A cela s’ajoutent des facteurs aggravants, ceux qu’impose le stress de la vie moderne, urbaine. Dès que l’on travaille à flux tendu, on est guetté par le surmenage, qui se traduit par une irascibilité accrue : un rien agace, une peccadille nous fait sortir de nos gonds. Cette irritabilité est le symptôme d’un état qui peut virer à la dépression et se retourner en apathie. La vie moderne, avec la tyrannie de la productivité et du rendement, le tout en temps réel, au lieu de mettre de l’huile dans les rouages aurait plutôt tendance à en mettre sur le feu...

II. La colère : sa nature et ses formes

1 – Essai de définition

La colère guette donc les hommes (et les femmes...) modernes que nous sommes. Elle a plutôt mauvaise presse dans notre monde qui cultive le consensuel. A vrai dire, elle l’avait déjà dans l’Antiquité. Pour les stoïciens par exemple, céder à une passion comme la colère, c’est abdiquer sa raison, c’est donc cesser de se comporter en être humain. Pour eux, et pour leurs cousins bouddhistes, le but de l’existence est de parvenir à ne plus rien sentir, à devenir indifférent à toutes choses, afin de minimiser le désagrément qu’il y a à ressentir du négatif. Mais ce qui efface aussi, du coup, la joie de ressentir quelque chose de positif. Bref, c’est un idéal de plante, voire de minéral...
Cette vision négative des passions en général, et de la colère en particulier, ne correspond pas à la réalité. La colère, pour revenir à elle, est une réaction naturelle à ce qui est perçu, à tort ou à raison, comme une injustice, une injustice d’ailleurs qui peut s’appliquer aussi bien à l’individu qu’à la collectivité. Littré la définit comme « une irritation contre ce qui nous blesse ». La colère peut être parfois de précepte. Elle s’oppose alors à l’indifférence coupable. Saint Jean Chrysostome, au Ve siècle, s’en fait l’écho : « Celui qui ne se met pas en colère quand il y a une cause pour le faire commet un péché. En effet la patience déraisonnable sème les vices, entretient la négligence et invite non seulement les méchants, mais les bons eux-mêmes, à faire le mal » (De ira I, 9). Le malheureux patriarche de Constantinople qui s’était échauffé contre la morgue des grands fera d’ailleurs les frais de la colère de la Cour, irritée par ses propos en faveur des pauvres : il finira prématurément, dans son exil au fin fond du Caucase...
Le grand docteur de l’Église d’Orient avait pourtant de qui tenir : le Christ lui-même, dont les évangiles rapportent qu’il fut à plusieurs reprises saisi par la colère, par exemple lorsqu’il s’adresse aux démons au moment de les chasser (Mt 4, 10 ; Mc 1, 25 ; Jn 8, 44), lorsqu’il se heurte à la mauvaise foi des pharisiens, les traitant « d’engeance de vipères » (Mt 12, 34 ; 23, 33) ou « promenant sur eux un regard de colère, navré de l’endurcissement de leur cœur » (Mc 3, 5). Et bien sûr lorsqu’il chasse les marchands du Temple, événement si impressionnant qu’il est rapporté par l’ensemble des quatre évangélistes.

On comprend du coup l’attitude nuancée de saint Thomas d’Aquin face à la colère, reprenant par ailleurs la vision balancée d’Aristote sur la vertu comme sommet entre deux abîmes. Ainsi écrit-il que « le mal peut se trouver dans la colère, par exemple lorsque quelqu’un se met trop ou pas assez en colère, sortant de la mesure de la droite raison. Mais si l’on s’irrite selon la droite raison, se mettre en colère est louable » (Somme de théologie II-II, 158, 1). C’est même parfois nécessaire.
Pour qu’un mouvement de colère soit justifié, il faut que soient vérifiées trois conditions : objet juste, intention droite et réaction proportionnée. Objet juste signifie que soit lésé un droit éprouvé, et non pas une lubie ou un caprice. On voit aujourd’hui se mettre en colère des gens qui prétendent à des droits subjectifs qui ne sont que le reflet de leurs propres perversions. C’est le cas de toutes ces revendications sociétales réclamées par une certaine frange de la société et dont l’objet n’est pas juste. Intention droite signifie que la colère vise à amender le fautif, non à le détruire. Si on tonne en chaire contre le péché, ce n’est pas pour se faire bien voir des bons paroissiens... Si un essayiste dénonce telle ou telle turpitude ce doit être d’abord pour l’éradiquer et non pour augmenter le tirage de son dernier bouquin... Réaction proportionnée signifie que l’on doit savoir doser sa colère pour qu’elle soit utile : si elle est démesurée elle peut être traumatisante ou bien risible. On ne réprime pas une manifestation pacifique sur la voie publique à la mitrailleuse ni une insulte bénigne par un meurtre...
Si l’une de ces conditions n’est pas remplie, la colère devient un péché. C’est la doctrine du Catéchisme de l’Église catholique : « La colère est un désir de vengeance. "Désirer la vengeance pour le mal de celui qu’il faut punir est illicite" ; mais il et louable d’imposer une réparation "pour la correction des vices et le maintien de la justice" (S. Thomas d’Aquin, S. th, II-II, 158, 1). Si la colère va jusqu’au désir délibéré de tuer le prochain ou de le blesser grièvement, elle va gravement contre la charité ; elle est péché mortel. Le Seigneur dit : "Quiconque se met en colère contre son frère sera passible du jugement" (Mt 5, 22) » (CEC 2302). Si parfois il faut faire effort pour se mettre en colère – comme l’enseignant qui doit réagir pour rétablir l’ordre troublé par une facétie d’élève qui aurait plutôt tendance à le faire rire –, la plupart du temps il faut la modérer tant nous sommes irritables. Par exemple lorsque l’on subit le vacarme nocturne récurrent de homo festivus festivus dans certains quartiers branchés : le désir de sortir une carabine vient vite caresser l’esprit du malheureux insomniaque...

2 – Formes et gravité

Dans ce cas le mouvement qui nous anime revêt – heureusement pour homo festivus festivus – la forme de la colère rentrée : la colère blanche, si pénible à supporter pour le sujet qui l’éprouve, parce que justement elle n’a aucune efficacité extérieure. Elle caractérise surtout les émotifs secondaires, d’ailleurs d’autant plus rancuniers que leur secondarité est plus accentuée : le souvenir du mal demeure plus longtemps dans leur mémoire. Et s’ils sont non actifs, ils lui laissent difficilement libre cours.
Une autre forme est la colère froide, qui caractérise encore une fois les secondaires : c’est la colère de Clovis, avec le vase de Soissons, qui s’exprime avec un an de décalage ; c’est celle du comte de Monte Cristo, qui ne parvient à son terme qu’après de longues décennies de patience acharnée ; c’est la figure populaire au cinéma du justicier implacable. A côté de ces colères contenues et continues, il y a la colère explosive, généralement sans lendemain mais pas toujours sans dégâts, typique de l’émotif primaire, de caractère emporté.

Rancunière, implacable ou emportée – selon la distinction de saint Thomas d’Aquin –, la colère peut aboutir à des drames, dégénérer en péché, mortel même, et c’est pourquoi elle est considérée comme un vice : elle engendre d’autres vices, qui peuvent causer des péchés. D’après saint Grégoire le Grand, repris par l’Aquinate, elle produit « la querelle, le tumulte de l’esprit, l’outrage, la clameur, l’indignation et le blasphème » (Somme de théologie II-II, 158, 7).
La violence se déchaîne quand la vengeance se réalise. Et elle peut l’être de manière démesurée, et dégénérer en représailles inexorables sur des générations, au point que la loi du talion apparaît alors comme une œuvre de miséricorde. On lit en effet au livre de la Genèse, dans le chant de Lamek, ces paroles glaçantes : « J’ai tué un homme pour une blessure, un enfant pour une meurtrissure. C’est que Caïn est vengé sept fois, mais Lamek soixante-dix-sept fois » (Gn 4, 23-24). La tristesse remplace la violence quand la vengeance ne se réalise pas. Evagre le Pontique – celui qui est né à Ibora, avec un seul r – affirme dans son Traité des huit esprits de malice que « la tristesse provient des pensées de la colère ; en effet la colère est un désir de vengeance ; et la vengeance non satisfaite produit la tristesse » (ch. 11-12). Une tristesse qui mine celui que la colère habite et qu’il ne peut extérioriser. Alors que faire ?

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