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Cathédrales françaises : un patrimoine unique au monde [Partie III]

Précocité romane, précellence gothique

S’il est assez peu usuel, en France, de penser les cathédrales sous le signe du roman, c’est en raison directe de la richesse inégalée du patrimoine gothique dans toutes ses régions. Car, à partir du XIIe siècle, presque toutes les cathédrales romanes ont été remplacées par d’illustres cadettes gothiques ayant effacé jusqu’à leur souvenir, même lorsque, à l’image de Notre-Dame de Bayeux, elles en ont conservé les parties basses. Au point que les études sur l’architecture religieuse romane sont bien plus fondées, en France, sur l’étude de l’abbatiale que sur celle de la cathédrale. Cependant, pour avoir conservé une spécificité romane peu altérée par le passage des siècles, plusieurs édifices dérogent à cet usage. Au tout premier rang de cette catégorie, on relève, joyaux notoires de la Bourgogne et de la Provence romane, Saint-Lazare d’Autun et Saint-Trophime d’Arles et Notre-Dame de Bayeux.

Par sa profondeur, son universalité et sa rapidité le cycle de métamorphoses qui caractérise le premier âge gothique reste l’un des plus spectaculaires de toute l’histoire des formes. Et cela en dépit de la force des éléments de continuité et de l’indiscutable prégnance de l’héritage roman. Dans la deuxième moitié du XIIe siècle, c’est tout un nouveau modèle de société qui surgit, un modèle qui trouve dans la cathédrale sa métaphore monumentale et au sein duquel l’homme tente de ne plus penser sa condition en seuls termes de fatalité acceptée et subie. En première conséquence, l’édifice sacré ne renvoie plus seulement aux nécessités et aux ambitions de l’exercice cultuel mais également à la réalité sociale, matérielle et collective dont il est issu. En d’autres termes, la cathédrale exalte dans la religion non plus ce qu’elle aurait de coercitif et de réducteur, mais tout ce par quoi elle grandit l’idée que l’homme ingénieux, actif et industrieux, se fait de lui-même.

Le vivier francilien

Dans le même temps qu’il fait surgir ses surpuissantes cathédrales, l’âge gothique fait naître une nouvelle conception de la ville, protectrice par ses murailles et ses portes, citoyenne par ses nombreux édifices publics. Dans le domaine de l’activité festive, par ailleurs, si le mystère médiéval, spectacle total mais éphémère, mystique et réaliste, merveilleux et trivial, saltatoire et musical, ésotérique et théâtral… n’a pas survécu à son époque, innombrables sont les souvenirs qui en sont passés à l’histoire. Visuels et verbaux pour l’essentiel, ils demeurent avant tout symptomatiques de l’importance de spectacles collectifs dont la démesure est associée, au moins par les sensibilités contemporaines, à celle des cathédrales surgies au centre de cités en plein essor. Au milieu du XIIe siècle, l’opus francigenum (art francilien), détermination supplantée à partir du XVIe siècle par le vocable gothique indirectement dû à Vasari (qui, parlant de la maniera dei Goti, se montre moins malveillant qu’ignorant), donne ainsi ses premiers chefs-d’œuvre dans le cadre élargi de l’actuelle région parisienne. Dès son apparition, particularité qui restera décisive jusqu’au XVe siècle, la cathédrale gothique organise aux yeux et aux sens de ceux qui en suivent le chantier la convergence de tous ses éléments constitutifs dans le sens d’une symbolique unitaire, elle-même inscrite dans un esprit neuf de conquête spirituelle et d’intense jubilation créatrice.

Le premier âge gothique est aussi le temps des mystiques d’une pensée dévote nouvelle. Pèlerins et moines jouent un rôle décisif et complexe au cœur de cette évolution : au luxe citadin (qui favorise l’érection des très coûteuses cathédrales) de l’ordre clunisien s’oppose ainsi très vite l’austérité campagnarde de son homologue cistercien. À l’origine de ce divorce entre ville et campagne, les croisades ont joué un rôle décisif, en promouvant les échanges entre Occident et Orient, en assurant la fortune nouvelle de l’artisanat et du commerce dans les grandes cités de foire européennes, en favorisant enfin le développement des activités artistiques dans le cadre urbain. Toute l’habileté de l’Église est alors de pressentir la puissance grandissante de ce mouvement et d’en maîtriser les effets en le contrôlant aussi subtilement que fermement. La fonction pontificale, notamment, prend une importance inédite, sous l’impulsion d’Innocent III (1160-1216) qui affirme la prééminence du Saint-Siège sur tous les autres sièges du pouvoir, prêche la quatrième croisade et encourage la fondation des ordres franciscain et dominicain. Un siècle plus tard, la bulle Unam Sanctam (1301) de Boniface VIII (1294-1303) officialisera la supériorité du saint Père sur les souverains temporels. Cette première pensée gothique est seule à jeter un éclairage convaincant sur les mutations de l’architecture, dans le même temps que la littérature romanesque éclose au XIIe siècle, éclairant la promotion de la femme médiévale, permet de comprendre l’immense faveur rencontrée par Marie, mère de Dieu.

Architecturalement, c’est sur le chantier de l’abbatiale de Saint-Denis que se joue, dès le second quart du XIIe siècle, le destin de la construction gothique. Sous l’impulsion de Suger, un narthex et une façade aux canons architecturaux radicalement nouveaux sont greffés sur l’ancienne église carolingienne de la grande abbaye du nord de Paris. À cette occasion, Suger sollicite les artistes de toutes les parties du royaume au service d’une nouvelle esthétique, celle d’une région, l’Île-de-France qui était restée jusque-là en marge plus ou moins prononcée des grands foyers de création architecturale religieuse. Entrepris après 1130 et consacré le 11 juin 1140, le nouveau bloc occidental de l’abbatiale Saint-Denis annonce ainsi directement les cathédrales de Sens (1135), Noyon (1145), Laon (1151), Senlis (1153), Paris (1161) ou Mantes (1170). C’est au cœur d’une civilisation brutale, belliqueuse, que s’ouvrent ces grands chantiers qui attestent la toute-puissance du ciment chrétien en cette Europe déchirée. À partir du prestigieux exemple de Notre-Dame de Chartres, dont la campagne de construction sera ouverte en 1195, ce formidable élan générera de tels fruits qu’il sera possible de placer les trois siècles suivants sous le nom de « temps des cathédrales ».

La cathédrale, miroir d’un monde naissant

Une nouvelle donnée conforte au même moment ce magistère de l’Église romaine, le développement du monachisme, qui déborde les frontières du continent. À l’heure où Cluny et Cîteaux déclinent, Franciscains et Dominicains assurent dans le monde chrétien une double fonction d’éducation et de prédication. Féru de science, le XIIIe siècle marque aussi le développement des premières universités, en Italie comme en France ou en Angleterre. La Somme théologique de saint Thomas, qui cherche à concilier une approche sensible du monde, héritée d’Aristote, et le respect du dogme, a aussi valeur de doctrine ; elle propose une définition transcendante des qualités de Dieu, présente la Création comme projection de l’être divin, établit une hiérarchie qui sépare l’être immatériel de l’être matériel sur une échelle qui va de l’objet naturel inanimé à l’homme raisonnable. Elle propose, enfin, une morale : Dieu restant la finalité suprême, l’homme doit tendre vers lui par la pratique des vertus théologales (Foi, Espérance, Charité) qui supplantent les anciennes vertus cardinales (Force, Justice, Tempérance, Prudence). C’est de ce monde distinct que la cathédrale se fait le miroir, d’où un certain nombre de singularités créant à son endroit, dans l’esprit du visiteur contemporain, un paradoxal sentiment d’étrangeté familière.

Cependant, réduire l’épistémè gothique à son versant théologique et dogmatique conduirait à une mésintelligence de son génie. L’épanouissement de la sculpture monumentale animant les cathédrales gothiques échappe ainsi à ce carcan et c’est vers la littérature romanesque du temps qu’il faut se tourner, le roman courtois associant la volonté humaine à l’intervention divine, le courage à l’amour, l’idéal à la contingence. L’apogée gothique enfin, c’est aussi le temps de l’utopie et des limites que la technique impose, parfois brutalement, aux rêves de l’architecte. C’est ainsi que l’on passe, presque sans transition, de l’édifice total d’Amiens aux dramatiques écroulements de Saint-Pierre de Beauvais, une église partie à l’assaut du ciel et dont l’échec marque le terme d’une aventure placée peu à peu sous le signe de la démesure. Une aventure dont les étapes prennent la forme d’édifices grandioses, surgis du sol de France à un rythme stupéfiant, de Soissons (ca 1175) à Nantes (1334), en passant par Strasbourg (1176), Meaux (ca 1179), Chartres et Bourges (1195), Coutances (1204), Reims (1211), Auxerre (1215), Le Mans et Amiens (1220), Beauvais (1227), Narbonne (1272)…

L’histoire de la cathédrale gothique parvient de la sorte à l’accomplissement, sous le sceau fusionnel du mystère et de la grandeur. De Saint-Denis à Beauvais, d’Amiens à Metz, la course à la hauteur des voûtes et à l’évidement des murs crée la sensation d’une longue suspension de la raison au profit de l’utopie mystique. Au XVe siècle, la disparition de l’arc en tiers-point, des chapiteaux (frein à l’impulsion verticale) et du triforium (segmentation horizontale de l’élévation interne) stimulera l’énergie ascensionnelle de l’édifice, donnant une importance accrue à la conception de la voûte. Celle-ci usera de nervures supplémentaires, la lierne (qui unit le sommet des arcs doubleaux et formerets à la clef de voûte) et le tierceron (qui unit la lierne aux angles de la voûte). Si éclatants, pourtant, que soient les mérites de ce panel inventif, ils resteront impuissants à assurer à la cathédrale, « prodige du gigantesque et du délicat » (Victor Hugo), la mutation qui lui eût été nécessaire pour conserver sa fécondité médiévale. Avec la Renaissance et l’ouverture des Temps modernes, cette aventure semblera soudain marquer le pas, l’esthétique virtuose du gothique flamboyant s’accommodant moins bien du gigantisme. Au XXe siècle, en revanche, c’est un véritable cycle de métamorphoses qui transformera la destinée de cet édifice, par l’invention d’un matériau neuf, le béton, armé ou précontraint, aux virtualités à peu près infinies. À Évry, à par exemple, c’est une structure d’une totale nouveauté qui surgira du terreau de la construction religieuse, témoin d’une transformation en profondeur de la dévotion contemporaine.

Gérard Denizeau

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