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Bernanos et l’altermodernité

13 février 2018 Contributeurs extérieurs

Bernanos ou le besoin de dépasser l’antimodernité

Certains mettent sur Bernanos une étiquette de réactionnaire ou d’antimoderne. Et pourtant… ce grand écrivain du début du XXe siècle a une particularité ; plus que critiquer la modernité, il en propose une nouvelle. En ce sens, Bernanos est plus altermoderne qu’antimoderne. En romancier, il n’écrit pas un contre-récit de la Révolution française mais un méta-récit de la France éternelle, un méta-récit qui s’occupe non pas des classes, des moyens de production ou de la révolution, mais qui relate le récit des âmes !

Constats antimodernes

Dans son discours de Genève en 1946, Bernanos prophétise :

Messieurs, la civilisation européenne s’écroule et on ne la remplace par rien, voilà la vérité. A la place de ces immenses épargnes accumulées de civilisation, d’humanité, de spiritualité, de sainteté, on offre de déposer un chèque sans provision, signé d’un nom inconnu, puisqu’il est celui d’une créature à venir. L’Europe est moins ébranlée par des forces antagonistes qu’aspirée par le vide.

Le vide détruit la civilisation européenne, constituée de « moignons d’homme ». Dès 1916, dans une lettre à sa fiancée, Bernanos, pessimiste et antimoderne, analyse : « L’état d’esprit public est au-dessous de rien, la moralité détruite, les principes mêmes ne sont plus que des prétextes pour les journalistes et les politiciens à des débats dérisoires. »

Sur ce constat décadent, Bernanos engage son esprit et sa plume à la compréhension de son temps : « Tâchez d’abord d’expliquer pourquoi l’humanité s’est dévorée pendant quatre ans ». Il a une « réputation d’explorateur des ténèbres » : « Il y a une conspiration contre le Mal, non pas pour le détruire, ah ! Non ! – pour le déguiser, simplement ». Il faut comprendre le mot conspiration dans son sens étymologique : respirer avec, c’est-à-dire permettre et alimenter. Le monde moderne permet à Satan de prendre sa place et de gagner le terrain réservé initialement à l’Eden. C’est ainsi que le vide, la destruction, le mal sont de plus en plus omniprésents.

Au-delà du constat antimoderne de chute, Bernanos recherche la cause du Mal : Satan. C’est ainsi qu’Emmanuel Mounier nous présente Bernanos :

Témoin douloureux de la grâce perdue, il compte aussi comme le grand explorateur du démoniaque moderne. Il fallait d’abord en démasquer la présence discrète. La bonté de Dieu se rend imperceptible pour nous faire libres, la malice de Satan se rend imperceptible pour nous faire dupes. Un de nos amis, qui n’est pas chrétien, me disait en 1942 : ‘Le diable a aussi des moustaches blanches et des yeux bleus.’ La plus forte leçon de Bernanos aussi a été de montrer qu’à notre époque de nivellement et de simplicité démocratique, le domaine de prédilection satanique est la médiocrité, non le tragique, sa voie d’approche l’indifférence, non la révolte. Comme le surnaturel divin, le surnaturel démoniaque n’est qu’exceptionnellement l’exceptionnel.

L’absence d’un projet civilisationnel, l’absence de ferveur, de passion ou de radicalité, la crainte du miracle, du surnaturel et le règne du relativisme ou de la médiocrité alimentent la force d’écriture de Bernanos… et sa marginalité. Le vide et l’omniprésence du péché originel poussent Bernanos à les combattre. Il écrit une littérature engagée, syncrétique des antimodernes et des auteurs chrétiens. C’est pourquoi, concernant sa vision de la Nature comme Création chue, son idée provient à la fois de saint François et de Joseph de Maistre.
Expliquer la décadence matérielle et humaine par une cause spirituelle permet à Bernanos de dépasser la simple désespérance de l’entre-deux-guerres pour proposer une nouvelle civilisation.

Une créativité altermoderne

Avec Bernanos, la littérature se renouvelle avec le surnaturel dans son inspiration, son écriture et sa finalité. Adieu la littérature « éthique », « psychologique », ou « théologique », les Lettres sont de vrais courriers adressés à des âmes inconnues, SDF et mendiants de la grâce.
« Je n’ai d’autre ambition que d’entraîner mon monde aussi loin que je peux aller ». Bernanos a l’ambition d’aller loin : il veut devenir un saint. En pleine époque des années folles, il propose une autre folie : sanctifier un peuple. Mais comme l’analyse Mounier, Bernanos n’est pas dans un prosélytisme primaire, mais dans une vraie recherche intérieure :

Comment nos pauvres notions détrôneraient-elles tant d’amour ou tant de haine ? Bernanos a trop détesté les mollesses de l’intelligence, il a tenu de trop près au renouveau (et parfois au raidissement) de l’intellectualisme qui anima, après la première guerre mondiale, les milieux de sa jeunesse, pour dériver au fidéisme dont ce sens de l’ambivalence spirituelle semble parfois le rapprocher. Il appartient certainement à cette classe d’hommes qui sentent aujourd’hui douloureusement l’installation trop fréquente de la chrétienté dans le confort d’un système, et préfèrent une fois frôler les hérésies du délaissement que mille fois renier l’Ineffable.

Bernanos ne s’adresse pas seulement, comme Pascal, à des libertins, mais il vise aussi cette jeunesse française qui a perdu sa liberté à force de minimiser l’existence du démon.

Ecrivain catholique, un sacerdoce laïc

Mais Bernanos n’est ni un moralisateur ni un enseignant, il est créateur et artisan du Verbe : « Les créateurs sont des hommes qui ne sont pas sortis de l’enfance, mais qui l’ont peu à peu comme agrandie à la mesure de leur destin ». Il a pour objectif de « rendre le plus sensible possible le tragique mystère du salut ». L’Art a la mission de ré-enchanter le réel et d’appeler à la conversion par l’émotion. Le Diable est la figure-pivot du moderne du XXe siècle, il est une figure non pas antimoderne mais altermoderne : « Je suis le Froid même » dit-il dans Sous le Soleil de Satan. En convoquant Satan dans son écriture, Bernanos veut révéler des réalités supérieures oubliées. La littérature « doit pénétrer la matière ». La création d’une œuvre se fait en deux étapes : l’analyse et la synthèse. Selon Bernanos, Balzac, par exemple, a beaucoup analysé mais il n’a pas synthétisé. Bernanos veut analyser et synthétiser pour créer. En créateur, il ne divague pas dans un imaginaire pseudo-chrétien, mais il voyage dans le monde de la chair pourrissante, souffrante et sanctifiée.

Dans un entretien avec André Lang de 1929, il confie : « J’ai vu le diable comme je vous vois, depuis mon enfance. (…) Nous sommes environnés de surnaturel. Nous y baignons… » Oint de cette mission divine, l’écrivain catholique a cette grâce d’être inspiré directement par le surnaturel : par l’Esprit Saint ou des visions. L’écriture est alors sacerdoce. Dans un contexte de séparation des Eglises et de l’Etat, Bernanos encourage ainsi les laïcs à prendre leur responsabilité. L’autorité de la foi vient aussi des laïcs baptisés investis dans la sanctification du peuple. N’est-il pas prêtre, prophète et roi par son baptême ? Le laïc n’est-il pas appeler à perfectionner avec la grâce de Dieu sa civilisation ?

La réhabilitation de l’imagination

Bernanos réhabilite la définition antique et religieuse de l’imagination comme intelligence de l’invisible. Car Bernanos a une conception très précise et spirituelle de la faculté de l’imagination, faculté créatrice maîtresse de l’écrivain : « L’homme qui a reçu le don d’imaginer, de créer, qui a ce que j’appellerai la vision intérieure du réel apporte au théologien une force personnelle de pénétration, d’intuition, d’un énorme intérêt ». Le roman doit « éveiller le désir de chercher ». Contrairement à la vague psychologiste et psychiatrique de la compréhension de l’imagination, Bernanos pense que l’imagination est un mode privilégié pour communiquer avec Dieu, grâce aux songes. Le sacerdoce lui ouvre des canaux privilégiés de communication avec le surnaturel. Pour faire face à ce soleil de Satan, à cette modernité crépusculaire, Bernanos considère la fonction du romancier comme urgente : « C’est à lui de marcher devant. Il a un flambeau à la main ».

Cette responsabilité importante de l’écrivain ne lui empêche pas d’avoir une réelle humilité : « L’expérience vécue de l’amour divin n’est pas du domaine du roman. Mais si je force le lecteur à descendre au fond de sa propre conscience, si je lui démontre, avec la dernière évidence, que l’humaine faiblesse n’explique pas tout, qu’elle est entretenue, exploitée par une sorte de génie féroce et sombre, quel autre parti lui reste-t-il à prendre, que se jeter à genoux, sinon par amour, au moins par terreur, et d’appeler Dieu ? » En bref, l’écrivain moderne n’est pas Dieu, mais il en est le prophète.

Mounier rend hommage à la démarche, à la lucidité et au courage de Bernanos : « Le monde est devenu bouffi, le surnaturel baroque. C’est au cœur de notre nature que Bernanos va chercher le secret qu’elle balbutie d’une voix surhumaine ». Il va chercher ce secret avant son écriture et pendant sa composition. Pendant la lecture, le romancier met en place un exorcisme. L’intelligence du mal à l’œuvre dans les écrits de Bernanos – qui tente d’être aussi malin que le Malin – l’entraîne à un double exorcisme à la fois sur l’apparition fictive de Satan, mais aussi sur le lecteur réel. Dans une approche sémio­pragmatique de la langue, on peut se risquer à dire que Bernanos n’enchante pas l’imagination du lecteur par sa prose, mais exorcise la racine du mal à l’œuvre dans le cœur de chaque homme. C’est en cela que beaucoup diront que Bernanos a une autorité surnaturelle et une puissance d’écriture et de rhétorique. Bernanos pose la question : si chaque baptisé est appelé à devenir prêtre, prophète et roi, pourquoi ne pas réaliser par l’écriture notre mission surnaturelle ?

Bernanos est, comme ses personnages, un combattant du génie maléfique visant à épanouir le génie humain et divin. Alors que Baudelaire montrait que le génie du Diable est de faire croire qu’il n’existe pas, Bernanos le complète en ajoutant que son second génie est de se rendre indispensable à la relation Homme-Dieu. Le Diable est la figure-pivot qui permet aux lecteurs modernes de s’interroger sur le surnaturel. Le Diable n’est pas seulement un personnage de roman pour Bernanos mais l’origine même d’une apocalypse littéraire et surnaturelle au début du XXe siècle.

Bernanos : « Le roman moderne manque de Dieu, mais le diable lui manque aussi ».

Le titre de sa conférence de 1926 « Satan et nous » révèle ce à quoi le romancier s’intéresse vraiment : le lien entre Satan et l’humanité, cette complicité implicite et indicible qui ruine les âmes simples. Satan « ce suppôt de la réaction » sort des étiquettes de la narratologie classique. Selon Greimas, sémiologue, le personnage devient le « signe » du récit. Il n’est pas seulement sujet et acteur d’une intrigue visible, il est aussi objet et signe d’une intrigue invisible. A tout récit se superpose chez Bernanos un au-delà du récit, un métarécit. Un roman contient :

  • Des personnages référentiels : ils reflètent la réalité, comme Mouchette dans Sous le soleil de Satan
  • Des personnages embrayeurs : ils dessinent la place de l’auteur ou du lecteur dans la fiction
  • Des personnages anaphores : ils rappellent des données importantes ou préparent la suite du récit.

Le personnage anaphore ne prépare pas seulement la suite du récit, mais révèle l’existence d’un méta-récit. Lucifer, dans la fiction de Bernanos joue ce rôle d’anaphore, -ana (à/vers le nouveau) / -phore (porter) : de porteur du nouveau. L’anaphore est une offrande linguistique et spirituelle : il porte vers un nouveau récit. Les récits de Bernanos sont toujours doubles. Bernanos imite Jésus-Christ jusqu’à son genre littéraire de prédilection, la parabole.

Une solution et une écriture surnaturelles

Mounier dans L’espoir des Désespérés propose de placer Bernanos dans la classe des poètes surnaturels, des prophètes des temps modernes :

À cette vaste décomposition de l’homme moderne, ce ne sont pas des formules, des habitudes, des défenses militaires, ni même des procédés nouveaux d’évangélisation qui dresseront une barrière efficace. L’attaque est surnaturelle, la riposte doit être surnaturelle. C’est pourquoi Bernanos fut si dur, si surnaturellement dur.

Polémiste, Bernanos est antimoderne. Mais son Satan l’est-il aussi ? Figure d’un ancien temps, antimoderne, Satan fait peur à la modernité confortablement installée dans son matérialisme hédoniste. Bernanos décide alors d’utiliser la figure du Diable comme épouvantail spirituel. Et de partager sa pensée : « J’ai juré de vous émouvoir, d’amitié ou de colère, qu’importe ». Il faut comprendre « émouvoir » dans son sens étymologique : faire bouger. Bernanos veut changer le monde, ou l’achever. Dans ce mouvement intellectuel général de révolte envers le temps, Sternhell distingue « non pas une contre-modernité, mais une autre modernité ». C’est pourquoi Bernanos dépasse l’étiquette d’antimoderne réactionnaire pour participer à une altermodernité créatrice. Pour Bernanos, le vrai moderne, l’altermoderne, est le Saint. Pourtant, et Mounier le souligne, le Dieu de Bernanos, le Dieu trinitaire chrétien, s’oppose aux autorités ecclésiales de l’époque. Le Dieu de Bernanos n’est pas une « Pensée », mais un « scandale », il n’est pas « lumière des esprits » mais « paradoxe des âmes ». Dieu n’explique rien, il provoque et forme ses enfants à être des Saints. Et Bernanos se propose d’être son secrétaire.

Les mains des altermodernes oublient le marteau antimoderne nietzschéen pour revenir à un contact charnel et direct avec ses contemporains, le réel et la vérité. Mounier ironise : « Ses deux mêmes mains priaient, et giflaient les imposteurs publics ». L’altermodernité transfère, non sans violence, les élans et recherches modernes dans une alter-modernité, la vraie et seule modernité pour Bernanos et ses disciples : la chrétienté et le Christ, la civilisation céleste et le nouvel Adam.

Bernanos est un double-visionnaire, contemplateur de Dieu, mais aussi espion de Satan. Il demeure ainsi une étoile dans la nuit morbide moderne, sous le soleil de Satan.

Olympe Roche

13 février 2018 Contributeurs extérieurs

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