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Abattre les murs ? Construire des ponts ? Sans façon.

« Il n’est pas un grand homme celui qui pense que c’est une grande chose que s’écroulent charpentes et murailles et que meurent les hommes, ces créatures mortelles. »
Plotin [1]

Abattre les murs ? Construire des ponts ? Sans façon.

« Avec la configuration libérale du monde, et quelles qu’aient pu être, à l’origine, les intentions modératrices de ses fondateurs, c’est donc la notion même de limite qui devient (pour la première fois dans l’histoire des civilisations) philosophiquement impensable. »
Jean-Claude Michéa [2]

Les Modernes le répètent à l’envi : « Il faut abattre les murs et construire des ponts. » Voilà tout le programme du libéralisme résumé en un slogan : la volonté solipsiste, conquérante et prométhéenne de détruire les murs, insupportables à la Liberté moderne, au nom de la nécessité (et des bons sentiments, et de la tolérance, et de l’égalité). Cet élan est pourtant à rebours de tout l’effort chrétien dans les siècles, depuis l’Antiquité tardive. Et dans une époque si déliquescente que la nôtre, nous ferions bien de nous inspirer des Pères latins, debout dans la tempête vandale, à la frontière du IVe et du Ve siècle.

L’Antiquité chrétienne comme exemple

« Tandis que les poètes païens se plaisent aux fictions... pourquoi tairais-je les miracles éclatants de Jésus-Christ notre Sauveur ? »
Sédulius [3],poète de la première moitié du Ve siècle.

Il est de bon ton, dans certaines communautés « catholiques », de se réclamer des premiers chrétiens, de leur pureté, souvent dans le dessein manifeste de détruire la liturgie. C’est oublier que la pureté est bien plus qu’un état, puisqu’elle est aussi un mouvement, tant de retour à Jésus-Christ, incarné à un moment précis de notre histoire, que de mise en œuvre de la vigilance qu’oblige sa Parousie, à la consommation des siècles.

C’est donc dans leur élaboration ardente comme pure de tours de veille du Seigneur que nous devons imiter les chrétiens du Bas-Empire Romain [4].

Retrouvons les murs

« Alors, ce sont les murs qui font les chrétiens ? »
Marius Victorinus

Dans l’Italie plotinienne du IVe siècle, tout à sa redécouverte de Platon, les débats sont nombreux entre païens et chrétiens. Dans la Milan d’Ambroise, un prêtre « âgé et plein de finesse » [5], Simplicianus, reçoit un jeune professeur de rhétorique, Augustin. À celui-ci, chrétien sans être fidèle [6], plus philosophe que catéchumène, Simplicianus rapporte une de ses conversations avec Marius Victorinus [7], qui impressionna suffisamment Augustin pour que celui-ci prît la peine de la raconter dans ses Confessions [8] :

Il disait à Simplicianus, non pas en public mais dans le secret de l’intimité : Sache que je suis déjà chrétien. L’autre répliquait : Je n’y croirai et je ne te compterai parmi les chrétiens que lorsque je t’aurai vu dans l’Église du Christ. Et lui de plaisanter en disant : Alors, ce sont les murs qui font les chrétiens ?

Oui, ce sont les murs qui font le chrétien, et le Christ qui fait La Porte [9].

Ego sum ostium ; per me, si quis introierit, salvabitur et ingredietur et egredietur et pascua inveniet [10]

Qu’Ambroise et Augustin, nos Pères, se refusèrent à abandonner physiquement les murs de leurs églises quand nous nous défilâmes à Gesté en est une preuve de plus. Pourtant, les châtiments qu’ils encourraient étaient autrement plus effrayants : en 386, saint Ambroise résista à la mère de l’Empereur lui-même, au péril de sa vie, pour préserver sa basilique [11] ; quant à Augustin, alors que deux évêques catholiques avaient été torturés à mort par les Vandales, il exhortait : « Que la nef de notre église ne soit pas méprisée à ce point que les matelots, et moins encore le pilote, puissent la déserter au moment du danger. » [12].

En grands avocats de La Porte, les chrétiens n’ont jamais abandonné les murs, charnels comme spirituels, qui leur sont consubstantiels.

Détruisons les murailles

« Gentibus est aliis tellus data limine certo ; Romanae spatium est urbis et orbis idem. »
Ovide [13]

Mon propos ne gagnerait toutefois pas à être formalisé brutalement, à l’instar des slogans libéraux. La pensée chrétienne demande intrinsèquement bien plus de retenue dans son exercice.

Lorsque Notre Seigneur Jésus-Christ se décrit comme La Porte, Il ne dit pas pour autant qu’il est en acier blindé [14] : Il est La Porte d’un enclos de brebis. Et c’est précisément parce que les chrétiens sont des brebis qu’ils ont besoin d’être protégés des voleurs et des mercenaires [15].

À la différence de leurs contemporains romains ou païens, les chrétiens ne conçoivent pas le mur comme antérieur à la porte, dans le dessein premier de se défendre [16]. Pour les premiers chrétiens, en revanche, la porte prime sur le mur, et le mur ne doit pas entraîner la séparation, si bien que l’Apôtre déclarera aux Éphésiens [17] :

Nunc autem in Christo Iesu vos, qui aliquando eratis longe, facti estis prope in sanguine Christi. Ipse est enim pax nostra, qui fecit utraque unum et medium parietem maceriae solvit, inimicitiam, in carne sua [18]

Le Christ a renversé le mur (parietem), mais pas n’importe lequel : celui dont le but (s’il s’agit d’un datif de destination) ou la qualité (s’il s’agit d’un complément de qualité au génitif [19]) est d’être muraille [de la ville] (maceriae), ce que les exégètes traduisent souvent par le « mur de séparation » en français. Saint Jérôme, contemporain de saint Ambroise et de saint Augustin, n’a pas choisi d’écrire dans la Vulgate que le Christ avait, par Son Sang, pulvérisé les murs de vos foyers et églises, mais ceux qui sont érigés comme des murailles, les murs autotéliques [20]. En somme, il ne faut pas construire des murs pour construire des murs, ni pour séparer : comme l’écrivait Maritain, il faut se garder de séparer pour diviser, et préférer distinguer pour unir [21].

Et c’est pourquoi la Rome chrétienne repousse les limes de la Rome païenne, par delà les distinctions de sexe, de culture, de race et de sang [22]. Parce que les chrétiens sont d’ascendance divine, par adoption, la phrase d’Ovide se vérifie par notre incorporation à l’Église, Corps du Christ : « Les autres peuples ont des limites qu’ils ne doivent pas franchir : les limites de la ville de Rome et de l’univers sont identiques.  »

Formons la communauté catholique

« Κοινὰ τὰ τᾶν φίλων. »
Euripide [23]

En ce sens, nous devons impérativement former la communauté catholique - ce qui devrait aller de soi - au sein des murs, tant symboliques que concrets [24], de nos églises. Il nous faut ces murs pour protéger et accueillir, il nous les faut aussi pour en sortir et évangéliser. L’Unité exigée par Notre Seigneur est à cette distinction près : « qu’ils soient un, comme nous sommes un, moi en eux, et vous en moi. » [25] L’injonction du Sauveur nous impose de vivre en communauté et d’appliquer entre nous une solidarité fraternelle — car c’est ce que nous sommes, des frères — c’est-à-dire privilégiée par le fait même de cette proximité.

Plus avant, comme rien de ce qui est humain ne devrait nous être étranger, nous devons soutenir aussi — et même fortifier — les autres murs de toutes nos forces, tant qu’ils n’ont pour objet la défiance et la séparation [26]. Il nous appartient encore de garder le sacré, la morale, la pudeur, la distinction entre l’homme et la femme, l’adulte et l’enfant, ou encore la frontière : autant de murs protecteurs, à cause de la garantie de l’unité. Et n’étaient les tambours automatiques et transparents du monde moderne, les portes méritent encore plus d’égards, à cause de la tension vers l’unité. Nous devons même construire de nos mains celles dont l’opacité donne à la lumière d’éclairer et dont le portier garantit l’hospitalité. Il ne nous fut pas ordonné d’être transparents, mais lumineux ; encore moins d’être indifférents [27], mais accueillants.

Ainsi, pour appliquer ce raisonnement à l’un des exemples cités, la destruction des frontières crée un monde ouvert, froid et sans limite, tandis que leur sauvegarde permet la chaleur d’un foyer, et donc la si naturelle et si chrétienne hospitalité. Quel cœur refuserait alors d’ouvrir la porte à l’étranger grelottant qui se trouve sur son pas ? Si chaque étranger présent sur cette bonne terre de France avait été ainsi accueilli, personnellement, il aurait contracté une dette éternelle à l’égard de celui qui lui aurait permis d’entrer dans un espace qui n’est pas le sien, qui lui était nécessaire, et qui lui est accordé pour un temps. Qui sait, peut-être même pourra-t-il s’y incorporer définitivement comme on entre dans une famille, par l’engagement total, fidèle, exclusif et irrévocable [28] ?

Opposons aux libéraux, de droite comme de gauche, conservateurs comme libertaires, tous ces murs, pour ne plus les laisser faire leur déconstruction chez nous ! Le réel doit reprendre ses droits.


[1Ennéades, I, 4, 7, Paris, Les Belles Lettres, 1924, t. 1, p. 77. Ce texte aurait réconforté S. Augustin, selon son premier biographe, Possidius (Possidius, Vita, 28, 11)

[2Michéa J.-Cl., L’empire du moindre-mal, essai sur la civilisation libérale, Tractatus juridico-economicus, Climats, Paris, 2007.

[3Sédulius, Paschale Carmen, I, 17.22 : « Cum sua gentiles studeant figmenta poetae / ... Cur ego ... / Clara salutiferi taceam miracula Christi ? »

[4Bien que le rit ambrosien ne démérite pas, pour revenir à nos précédentes considérations.

[5P. BROWN, La vie de saint Augustin, Paris, 2001, p. 130.

[6La distinction entre le chrétien et le fidèle est précisément utilisée par saint Augustin pour désigner ce que les modernes appellent les « croyants non pratiquants » ou les catéchumènes par opposition aux « messalisants ».

[7Comme saint Augustin, Marius Victorinus lut beaucoup Plotin et enseigna la rhéthorique (il fut le professeur de saint Jérôme à Rome) avant de se convertir et de combattre les livres d’Arius. Sa conversion progressive fit beaucoup d’effet au futur évêque d’Hippone

[8Augustin, Confessions, VIII, 2 (4).

[9Jn I, 10

[10In la Nova Vulgata, Ioh. X, 9 (traduction par le chanoine Crampon : « Je suis la porte : si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé ; il entrera, et il sortira, et il trouvera des pâturages. »

[11Il obtint gain de cause contre Justine le 17 juin.

[12Ep. 228, 11

[13Ovide, Fastes II, 683, 684. Cette phrase se traduit par « Les autres peuples ont des limites qu’ils ne doivent pas franchir : les limites de la ville de Rome et de l’univers sont identiques. » et elle est à l’origine de l’expression « urbi et orbi » pour désigner la bénédiction solennelle prononcée par le pape du haut du balcon de la basilique Saint-Pierre, dans l’état du Vatican, les jours de Pâques, de Noël et à de rares autres occasions exceptionnelles.

[14Même s’Il est assurément à l’épreuve du feu de l’Enfer.

[15Jn X, 9-13 : « Je suis la porte : si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé ; il entrera, et il sortira, et il trouvera des pâturages. Le voleur ne vient que pour dérober, égorger et détruire ; moi, je suis venu pour que les brebis aient la vie, et qu’elles soient dans l’abondance. Je suis le bon pasteur. Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis. Mais le mercenaire, qui n’est pas le pasteur, et à qui les brebis n’appartiennent pas, voit venir le loup, laisse là les brebis et prend la fuite ; et le loup les ravit et les disperse. Le mercenaire s’enfuit, parce qu’il est mercenaire et qu’il n’a nul souci des brebis. »

[16Vitruve, De architectura, livre I, chapitre 3 : « Publicorum autem distributiones sunt tres, e quibus est una defensionis, altera religionis, tertia opportunitatis. Defensionis, est murorum turriumque et portarum ratio ad hostium impetus perpetuo repellendos excogitata [...] » (traduction : Les ouvrages publics sont de trois sortes : la première a rapport à la défense, la seconde à la religion, la troisième à la commodité. Ceux qui concernent la défense sont les remparts, les tours et les portes de villes, qui ont été inventés pour servir perpétuellement de barrière contre les attaques de l’ennemi.)

[17Ep. II, 13-14

[18Traduction de Ep. II, 13-14 : « Mais maintenant, en Jésus-Christ, vous qui étiez jadis éloignés, vous êtes rapprochés par le sang du Christ. Car c’est lui qui est notre paix, lui qui des deux peuples n’en a fait qu’un : il a renversé le mur de séparation, l’inimitié »

[19Ce qui paraît cohérent, puisqu’il s’agit de latin biblique, et que le génitif de qualité est un tour passé au grec par l’hébreu.

[20C’est-à-dire, les murs qui n’ont d’autre buts qu’eux-mêmes.

[21Ce qui est le titre d’un des ses essais, publié à Paris en 1932.

[22Mon confrère Boniface le rappelle dans cet admirable article sur la discipline de l’un

[23In Oreste (traduction : « Entre amis tout est commun »).

[24Plus exactement, le mur comme référence aussi bien que comme référent.

[25Jn XVII, 22-23 : « Ut sint unum, sicut nos unum sumus ; ego in eis et tu in me. »

[26Tels sont les murs qu’érigent entre nous l’individualisme libéral.

[27L’indifférence étant ici entendu au sens courant de désintéressement et non dans le sens d’égalité dans l’accueil, l’humeur ou le travail, comme usité dans l’œuvre de Louis Lavelle par exemple.

[28Comme c’est le cas dans le mariage, ou dans une moindre mesure dans l’adoption.

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